Je viens de tomber sur un article d’un auteur que tu aimes bien, argumentant au sujet de l’objection de conscience, dans une revue que tu n’aimes pas moins. Une fois n’est pas coutume, je ne suis pas en accord avec quelqu’un qui brandit la Somme comme une caution d’infaillibilité de pensée.
Voici le début de l’exposé : « Trois clefs m’ont permis de comprendre l’objection. La première, soulignée par saint Thomas d’Aquin, réside dans la différence qui existe – et que l’on retrouve dans les Dix Commandements – entre les préceptes affirmatifs (ou positifs) et les préceptes négatifs, c’est-à-dire entre l’obligation positive de faire le bien, qui oblige semper sed non ad semper, et l’obligation négative de ne pas faire le mal, qui oblige semper et ad semper. Cette différence fait ressortir la dissymétrie entre le bien et le mal, puisque faire le bien est une question de proportion, tandis qu’éviter le mal est une question de principe ».
Argumentation flottante pas facile à suivre. La référence latine n’aidera pas le lecteur non spécialiste à comprendre ce que veut dire st Thomas sur les préceptes positifs et négatifs. L’auteur lui-même en déduit sur l’agir moral des conclusions étranges. La dissymétrie entre le bien et le mal, d’après ce que j’ai compris de st Thomas, ne vient pas des préceptes, mais de leur nature même de bien et de mal. Le mal n’existe qu’en fonction du bien, en lui-même il n’est rien, et n’existe pas. Cela provient aussi que dans l’acte mauvais, la créature a la première initiative, elle est cause première de l’acte peccamineux, et Dieu ne devient que la cause seconde, en ce qu’il permet que cet acte est l’être nécessaire pour exister. Dieu accompagne notre agir dans la ligne du mal. Le bien est proportionnel à l’être, autant il y a d’être, autant il y a de bonté. Un être est entièrement bon quand il atteint sa perfection, c’est-à-dire quand il accomplit parfaitement la définition de son essence, quand il est tout à fait ce qu’il doit être. Le mal est la privation du bien. Le mal n’est rien en soi, et n’existe qu’en fonction du bien.
La dissymétrie ne vient pas du fait que le bien ne serait pas toujours à faire et le mal jamais à faire. Car si le bien n’oblige pas toujours, cela est à comprendre dans le sens où il n’est pas toujours possible d’accomplir le bien ou qu’il peut être impossible à un homme de faire le bien à cause de contraintes. Le bien oblige toujours, mais on ne peut pas l’accomplir à tout moment, car il n’est pas demandé de l’accomplir de façon continuelle, comme par exemple rendre à Dieu le culte qui lui est dû. Ainsi que le rappel Jean-Paul II dans Veritatis Splendor (n°52) : « Il est juste et bon, toujours et pour tous, de servir Dieu, de lui rendre le culte requis et d'honorer nos parents en vérité. Ces préceptes positifs, qui prescrivent d'accomplir certaines actions et de cultiver certaines attitudes, obligent universellement et ils sont immuables ».
Comment comprendre alors l’affirmation selon laquelle «le bien est une question de proportion » ? Il oblige autant que le précepte négatif, la seule différence est qu’il ne peut se faire qu’à certains moments, et ces moments ne peuvent pas se prévoir nécessairement. Mais tout comme le mal est à éviter dès qu’il se présente, le bien est à faire dès que c’est le moment opportun de le faire, sinon, on glisse vers le péché d’omission, qui selon st Thomas, dans certains cas est pire encore que la transgression (I-II, 79, 4, sed contra), et qui comme elle, implique la raison de péché mortel et mérite la peine du dam (idem, ad.3 et 4).
Notre auteur continue en croyant pouvoir en conclure qu' « Il en résulte qu’il est plus grave de contraindre une personne à commettre un mal que de l’empêcher d’accomplir un bien, car obliger une personne à faire le mal n’affecte pas la réalisation de sa conviction, mais sa conviction elle-même » : Ce qui contredit la pensée du théologien auquel il se réfère car pour st Thomas, « empêcher une bonne action s’oppose directement à la vertu ; c’est pourquoi cela tombe sous l’interdiction d’un précepte négatif, qui oblige toujours » (I-II, 100, 4).
Avec de tels arguments, le paragraphe se termine sur une conclusion nécessairement biaisée : « Un bien peut être réalisé partiellement, mais un mal est toujours total, même s’il peut être réduit » Qu’entend-on par réaliser partiellement un bien? Si c’est, comme on l’a dit précédemment que tout le bien total ne peut être fait à tout moment par les hommes, cela va de soi. Mais s’il faut comprendre par-là qu’un bien fixé et visé par la volonté et réalisé qu’en partie par notre faute reste un bien à part entière, nous ne pouvons pas nous dire alors d’accord avec st Thomas. Car pour lui, une condition de l’acte moral bon est l’exacte proportion entre le moyen et le fin, ou plus simplement, entre l’exécution et le résultat voulu. L’acte ne peut pas rester ridiculement en deçà de l’intention de la volonté.
Plus grave encore est l’affirmation concernant le mal. Comme je l’ai dit plus haut, le mal n’a pas de réalité en soi, il est un néant d’être. Comment pourrait-il être total alors qu’au départ il n’est rien. Une totalité de rien reste du rien. St Thomas cite Aristote à ce sujet dans le De Malo (Qu. 2, art.9) : « si le mal est total, il devient insupportable et se détruit lui-même ». St Thomas argumentait à ce sujet pour montrer que tous les péchés ne sont pas égaux. Ils sont justement proportionnels à la privation d’être. De même que plus il y a difformité corporelle, plus il y a laideur, moins il y a d’être prévu, moins il y a de bonté. Il faudrait plutôt inverser les rapports de l’auteur : le bien est total et le mal est proportionnel, car l’être est un ou n’est pas. L’unité est l’attribut le plus essentiel de l’être selon Parménide. Une substance qui n’est plus unifiée et égale à elle-même est de facto détruite.
Le premier paragraphe se termine par la limitation de l’objection de conscience à la ligne du mal et aux préceptes négatifs : « Cette distinction permet de circonscrire l’objection de conscience à la seule situation où une personne est contrainte d’accomplir un acte qu’elle juge mauvais ou est sanctionnée en raison de son refus de l’accomplir. À l’inverse, le cas où les autorités interdisent à une personne de réaliser tout ou partie d’un bien (le cas d’Antigone) relève du régime ordinaire de la limitation de la manifestation des convictions ».
St Jean-Paul II apportent de précieuses lumières dans l’encyclique déjà mentionnée ci-dessus. Il précise d’abord que les commandements positifs obligent autant que les commandements négatifs : « le fait que seuls les commandements négatifs obligent toujours et en toutes circonstances ne veut pas dire que les prohibitions soient plus importantes dans la vie morale que le devoir de faire le bien, exprimé par les comportements positifs ». Les premiers ne peuvent pas être toujours accomplis parce que, entre autres, ainsi que je l’ai déjà, « ce que l'on doit faire dans une situation déterminée dépend des circonstances, qui ne sont pas toutes prévisibles à l'avance ». Mais, les préceptes positifs, obligent à la limite encore plus car « le commandement de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain ne comporte dans sa dynamique positive aucune limite supérieure » alors que le précepte négatif est plus restrictif car le commandement de Dieu « a une limite inférieure en dessous de laquelle il est violé ». Le saint Pape précise en outre que si le bien peut être entravé par la force, ce qui est un mal, notamment dans le domaine de la liberté religieuse, et pas simplement une limitation de la manifestation des convictions, personne « ne peut jamais être empêché de ne pas faire certaines actions, surtout s'il est prêt à mourir plutôt que de faire le mal ». Personne n’est donc absolument contraint de faire le mal et personne ne peut être empêché absolument de faire le bien. Les pouvoirs publics n’ont aucune compétence en matière religieuse pour imposer ou interdire la réalisation des obligations morales de cette vertu, « dans de justes limites ».
Le second paragraphe de l’article appelle également quelques réserves. Dire que la « différence entre objection morale et religieuse consiste en ce que la première peut prétendre être objectivement juste : sa revendication porte sur la justice. À l’inverse, une objection religieuse ne peut prétendre être juste en soi » prête encore à confusion.
Le concile Vatican II dit pourtant qu’ « en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir, dans de justes limites (dès lors que demeure sauf un ordre public juste), selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associés à d’autres » (Dignitatis Humanae, I, 2). Cela montre qu’aux yeux de l’Eglise, l’objection morale seule ne concerne pas l’objection de conscience. En fait, ce n’est pas surprenant puisque pour st Thomas la vertu de religion appartient aux vertus morales naturelles. Ainsi lorsqu’il affirme doctement que «si le refus opposé à une objection religieuse peut être une violence, il n’en est pas pour autant nécessairement une injustice », nous devons soutenir l’inverse avec saint Thomas. La vertu de religion consiste à rendre à Dieu ce qui lui est dû, ce qui est la définition même de la justice. C’est d’ailleurs, encore plus que l’honneur dû aux parents, le seul dû dont ne nous pouvons pas nous acquitter par nous-même, car aucune équivalence n’existe entre la créature et son Créateur. La seule chose que nous pouvons faire c’est accomplir notre devoir en honorant Dieu par un culte digne de lui, c’est-à-dire celui qu’il faut, quand il faut où il faut. La vertu de religion est là pour rendre à Dieu cet hommage qui lui est dû en tant que créateur de toutes choses. Empêcher l’acte de vertu de religion exigé par Dieu même dans l’ordre moral naturel est une grave injustice. Car si la nature divine existe, ce que pensait un Cicéron par exemple, ainsi que le rappel saint Thomas, il est juste de l’honorer par un culte public que lui-seul mérite à cause de l’excellence unique et infinie de sa nature. Dire l’inverse, c’est montrer qu’on confond la notion de religion avec la vie spirituelle religieuse.
Pour conclure, cet article dont la thèse est de démontrer que l’objection de conscience ne concerne que les cas des préceptes négatifs, c’est-à-dire quand la personne refuse de faire le mal, je dirais que toute l’analyse préliminaire est superflue, voire erronée. Il est évident que « l’objection » consiste à opposer un refus. On se doit, en effet de refuser de faire le mal en toutes circonstances, sauf si, ne pas le faire causerait un mal encore plus grand. Mais, on ne peut pas refuser inversement de faire le bien, et donc si les autorités me pressent de le faire, je ne puis m’y dérober. Tu n’es pas obligé de réagir à ce long développement qui a dû te donner la migraine. Je sais combien tu as besoin de repos en ce moment.