Sagesse chrétienne
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Début janvier 1888, Nietzsche s'écroulait pour la dernière fois, après probablement plusieurs autres effondrements précédents, mais qui ne l'avaient pas plongé dans une démence sans retour, ni dans un état quasi végétatif. Celui qui signait ses dernières lettres par Dionysos ou le Crucifié, serait tombé dans une rue de Turin, après avoir serré dans ses bras le cou d'un cheval qu'il avait vu frappé par un cocher. Le prophète de la mort de Dieu, du cataclysme nihiliste à venir pendant deux siècles, de l'avènement du Surhomme, de la transmutation des valeurs, de l'immoralisme, du renversement de la morale chrétienne, mordait la poussière après avoir blasphémé contre le Christ et son peuple réuni dans l'Eglise.  

Cette chute faite d'une "rosse éreintée", fait remonter de notre mémoire l'épisode mettant en scène un autre prophète, missionné par un roi ennemi pour maudire le peuple élu de Dieu, nommé Balaam fils de Béor. Ce peuple encombrant, le roi Balaq voulait le chasser de son pays, comme les philosophes du soupçon et Nietzsche en particulier, voulaient chasser le nouveau peuple élu de l'Europe. Or, Balaam se retrouve aussi au sol à cause de son ânesse qui se couche à terre. Contrairement à l'épisode de Turin, c'est le prophète qui se met en colère et qui bat sa monture, alors que Nietzsche lui était pris de compassion pour la bête maltraitée. De même, à Turin, le prophète des temps modernes perd la parole en même temps que la raison, alors que dans la Bible, Balaam se comporte comme une brute tandis que l'animal se met à parler comme un humain grâce à Dieu qui lui ouvrit la bouche pour dire une parole de sagesse: "Que t'ai-je fait, pour que tu m'aies battue ainsi par trois fois?" Le Christ Ecce Homo dira à l'un de ses bourreaux au moment de sa Passion: "si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?" Or, l'ânesse a été plus sage que Balaam, car elle a refusé de servir de porte-parole à un ennemi de la sagesse. Cet animal, réputé pour sa tête dure et son manque d'intelligence, comme le savent les cancres de nos anciennes écoles, rend la lucidité à son maître par son raisonnement judicieux: "Ne suis-je pas ton ânesse, qui te sers de monture depuis toujours et jusqu'aujourd'hui? Ai-je l'habitude d'agir ainsi envers toi?" Balaam dont les yeux s'ouvrirent changea son oracle de malédiction en oracle de bénédiction: "Que tes tentes sont belles, Jacob! et tes demeures, Israël!".  
La "montée d'une marée noire" annoncée par Nietzsche, pour une Europe qui va "bientôt s'envelopper d'ombres", se transforme ici en "vallées qui s'étendent, comme des jardins au bord d'un fleuve" ou à "des cèdres auprès des eaux!". La blancheur remplace la noirceur, la marée devient une eau tranquille, l'obscurité fait place à une végétation verdoyante. Il y a dans ces deux épisodes non pas une transmutation des valeurs au sens nietzschéen, c'est-à-dire un remplacement de Dieu par l'homme, un anéantissement de toute la morale chrétienne, un homme réduit à ses instincts, privé de raison et de volonté, un pur être de nature, mais d'une nature fermée sur elle-même, sans aucune sur-nature au-dessus d'elle comme dans le paganisme de Platon ou d'Aristote, un être à peine plus élevé que la bête – alors que le psalmiste le voit "à peine moindre qu'un dieu" – , un être sans esprit, mais au moins une inversion des rôles. A Turin, le prophète se raccroche à une bête comme à une bouée de sauvetage avant de sombrer dans les flots de la folie, à Moab le prophète est renversé par l'ânesse qui se trouve comme momentanément dotée de raison.  Dans les deux cas de figure, les prophètes inversent leur rôle avec un équidé, accomplissant ainsi les paroles du psalmiste: «Ne sois pas comme le cheval ou le mulet qui ne comprend ni la rêne ni le frein: qu'on s'avance pour le dompter, rien à faire pour qu'il s'approche de toi!»
Par une étrange ironie de la vie, Nietzsche, qui voulait "replacé [l'homme] parmi les animaux", se retrouve dans un état inférieur au cheval qui a été comme le déclencheur de la crise fatidique, tandis que dans les Saintes Écritures, c'est l'animal qui, par une grâce surnaturelle, s'élève au niveau de l'homme, être doué de raison et de langage. "Nous ne faisons plus descendre l'homme de l'esprit" disait l'ancien professeur de philologie de Bâle, "nous l'avons replacé parmi les animaux". Le Dieu des hébreux, lui, fait monter la bête vers le monde spirituel, pour enseigner le prophète qui a perdu l'esprit et qui s'apprête à blasphémer en maudissant les œuvres de l’Éternel. Nietzsche est bien le prophète de notre temps, ce temps que l'apôtre Jude a annoncé: "A la fin du temps, il y aura des moqueurs, marchant selon leurs convoitises impies. Ce sont eux qui créent des divisions, ces animaux, ces êtres "psychiques" qui n'ont pas d'esprit" (Jude, 18-19).  
Balaam avait l'excuse de ne pas avoir entendu les paroles de la sainte mère de Dieu dans ce qu'on appelle le Magnificat: Dieu "renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles". Il renverse le prophète de sa monture, qui d'humble condition d'être irrationnel devient plus sage que lui, être rationnel. Nietzsche, fils de pasteur dont les écrits sont saturés de références bibliques, ne bénéficie pas de la même indulgence. Avant sa chute il était déjà "l'insensé qui dit dans son cœur: il n'y a pas de Dieu", une fois terrassé, la perte du sens est littérale : il a vraiment perdu la raison. Nietzsche a voulu tel Icare s'élever dans le ciel non pas pour s'approcher du soleil, mais pour le remplacer. Il se disait être l'Antichrist, celui justement que saint Paul appelait "l'Etre perdu", filius perditionis, et dans son intention, dans se pensée malade, dans son imagination, mais beaucoup moins dans sa vie, il ressemble à ce que l'apôtre des gentils en 2 Thessaloniciens décrit en ces termes: "celui qui s'élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu'à s'asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu". Il se voyait dans son orgueil démesuré le nouveau dieu d'une nouvelle religion – en 1888 Nietzsche parle de lui comme d'un dieu "on paye chèrement d'être immortel", l'immortalité chez les anciens grecs était synonyme de divinité; "oisiveté d'un dieu qui se promène le long du Pô". Plus on tombe de haut, plus le choc est rude. Nietzsche est tombé de très haut, il ne s'en est jamais remis.   
 
 Parmi les nombreuses sources qui sont venues gonfler le fleuve nietzschéen, il en est une principale qu'on ne peut pas ignorer au risque de ne pas comprendre l'essence de cette philosophie. Précisons en passant, que Nietzsche lui-même ne se considérait pas comme tel, il se voulait avant tout psychologue ou physiologiste. Cela va dans le sens du mot qui résume sa doctrine: le naturalisme. Son naturalisme n'est pas original, pas plus que le reste de ses marottes dont on peut trouver de nombreuses traces avant lui: la mort de dieu, l'éternel retour que l'on retrouve dans le paganisme ou le bouddhisme, le nihilisme, l'aliénation de l'homme en dieu sur lequel on projette nos propres qualités et notre propre essence, l'avantage du végétarisme, l'immoralisme, la grande politique à la machiavel, l'évolution, etc... Cependant quand on lit Nietzsche, on voit bien que tous ces thèmes sont réductibles au principe du naturalisme. Avant de dire pourquoi, qu'on nous permette de faire un deuxième parallèle historique entre la vie de Nietzsche et celle d'un de ses contemporains qu'il aurait pu rencontrer lors de son séjour à Rome, le grand pape thomiste Léon XIII.  
A la fin de l'automne 1884, Nietzsche commençait la quatrième et dernière partie de son Zarathoustra, oeuvre fondamentale dans le programme nietzschéen de destruction du christianisme – "mon Zarathoustra tient une place à part. Avec lui j'ai fait à l'humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait" dit-il dans Ecce Homo – pour annoncer au monde la mort de Dieu, et grâce à elle, le début d'une nouvelle ère pour l'humanité, celle où il allait enfin pouvoir être lui-même en devenant dieu à la place de Dieu. La quatrième partie met en scène le pape parmi les hommes qu'il appelle "supérieurs", mais qui sont en fait des pauvres types dont l'idéal est brisé. L'illusion du pape est la croyance en l'existence de Dieu que Zarathoustra vient anéantir, en dévoilant en même temps le mensonge qu'est la morale chrétienne, cette découverte "est un évènement qui n'a pas son égal, une véritable catastrophe", une brisure "dans l'histoire de l'humanité".  Le lion, symbole de la puissance, de l'indépendance de la révolte contre les valeurs anciennes, apparaît au fil du livre, il annonce que l'heure de la venue du surhomme est venue et que les dieux sont morts: "Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue: — Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève-toi donc, lève-toi, ô grand midi". Le lion dans la nouvelle alliance est un symbolise la puissance du messie, le "lion de Juda", mais également le diable – Lucifer, l'astre lumineux qui se lève tôt le matin – qui cherche à perdre les âmes: "Soyez sobres, veillez" conseille saint Pierre dans sa première épître, "Votre partie adverse, le Diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer". Nietzsche, remplace le Christ, la lumière qui se lève à l'orient pour éclairer les hommes et les sauver par la résurrection, par une lumière trompeuse de l'ange déguisé en ange de lumière; au lion de la tribu de Juda est substitué la bête de l'Apocalypse: "La Bête que je vis ressemblait à une panthère, avec les pattes comme celles d'un ours et la gueule comme une gueule de lion; et le Dragon lui transmit sa puissance et son trône et un pouvoir immense". Cette inauguration d'une nouvelle période pour l'homme annoncée par Nietzsche, avec une montée en puissance de l'adversaire du christianisme, grâce à un pouvoir accru, et avec comme objectif la destruction de l'Eglise, de ses croyances et de sa morale, coïncide avec un autre événement.    

 Celui-ci ne met pas en scène la mule du pape, ni ses mules rouges non plus, mais un autre personnage souvent représenté de la même couleur que ces souliers.  Le 13 octobre 1884 au matin en effet, de son côté, le pape Léon XIII était témoin, après la célébration de la messe, d'un dialogue entre Dieu et Satan, pendant lequel celui-ci demandait "d'une voix gutturale et dure", "plus de temps et de pouvoir" afin de "détruire [son] Eglise". Dieu de lui répondre: "combien de temps, combien de pouvoir?" Le prince de ce monde lui demande "75 à 100 ans et un plus grand pouvoir sur ceux qui se mettent à mon service". Le souverain pontife ajouta qu'il vit "la terre comme enveloppée de ténèbres et, d'un abîme,[il vit ] sortir une légion de démons qui se répandaient sur le monde pour détruire les œuvres de l'Eglise et s'attaquer à l'Eglise elle-même qu' [il vit] réduite à l'extrémité". Cette vision et cette voix, nous rappelle une expérience que Nietzsche fit aussi à en croire Jacques Rogé, cité par Didier Rance dans son captivant livre Nietzsche et le crucifié, ouvrage qui nous a fait découvrir un philosophe "humain, trop humain", vivant une vie de petit rentier, plus préoccupé en 1888 de son confort petit-bourgeois que de la destruction de l'ancien monde, loin de la légende dorée imposée par sa sœur et par certains universitaires, et nous a donné l'idée de rédiger la présente réflexion. M. Rogé: "Jusqu'en 1868 ou 1869, quand Nietzsche a des hallucinations auditives: un 'être épouvantable' se tient derrière sa chaise et lui dit des mots qui l'effraient sur un 'ton inarticulé, inhumain'". D'aucuns mettront ce genre de phénomène sur le compte de la syphilis. Nous sommes quand même vingt ans avant la crise finale de la démence avérée. Il se peut que cela soit lié à sa maladie. Mais dans les Évangiles, nous voyons le Malin se servir de la maladie pour agir sur les hommes: "Comme ils sortaient, voilà qu'on lui présenta un démoniaque muet. Le démon fut expulsé et le muet parla" (Mat., 9, 32). L'état de fragilité peut aussi rendre plus le psychisme plus vulnérable aux suggestions du démon. La maladie n'est pas contradictoire avec une possession démoniaque. D'autres allusions plus subtiles peuvent se trouver dans ses écrits: "une ombre m'a visitée" fait-il dire à Zarathoustra, l'inspiration vient de ce que le poète "n'est que l'incarnation, le porte-voix, le medium de puissances supérieures", comme si "tout à coup quelque chose se révèle à notre vue, ou à notre ouïe, avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, ' quelque chose', qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu'au plus intime de notre être". Le philosophe reste vague en disant quelque chose pour ne pas dire quelqu'un. Il s'excuse presque de verser dans les fables du christianisme et de donner l'impression qu'il évoque ici un être surnaturel: "pour peu que l'on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l'idée qu'on n'est" qu'un instrument d'une puissance supérieure.  
Quoi qu'il en soit, les écrits de Nietzsche, sauf pour ceux qui ne croient ni en Dieu ni en diable, donnent le sentiment d'une véritable possession. Il se présente comme le porte-voix de Lucifer, auquel il prête le nom plus inoffensif, plus acceptable, plus jovial, plus humaniste de Dionysos, dieu du vin et de la fête mais, ainsi qu'il le rappelle lui-même," Dionysos, on ne l'ignore pas, est aussi le dieu des ténèbres". L'oeuvre de toute une vie se termine sur ces mots en guise de signature, juste après avoir repris le cri de guerre de Voltaire "Écrasez l'infâme!": "Dionysos en face du crucifié". Le combat de Nietzsche est un combat contre le Christ et contre son oeuvre, "la morale chrétienne – la forme la plus maligne de la volonté du mensonge". Il se nomme Antichrist, il a "soif de méchanceté", prône la haine des prêtres, cette "espèce parasitaire d'hommes"; le saint devient le mauvais, lui qui appelle "démon son Surhumain". Le surhomme nietzschéen est "l'homme véritablement véridique" et juste. Le saint est l'homme de la décadence et du mensonge. 
 Le message de Nietzsche au monde ressemble étrangement au programme souhaité par la voix gutturale entendue par Léon XIII. La grande catastrophe annoncée, la transmutation qui fera "tomber la terre en convulsions", les guerres à venir "telles que la terre n'en aura encore jamais vu", les assauts que l'Eglise allait subir en cette fin du XIXème et jusqu'au XXème, assauts dirigés principalement idéologiquement par la Franc-maçonnerie puis par le communisme, le nazisme et tous les partisans d'une humanité athée. Quel est le point commun de tous ces ennemis de l'Eglise? Ils s'abreuvent tous au naturalisme, en niant le surnaturel révélé par Dieu, le transcendant est mis de côté pour laisser la place à une explication du monde par des causes seulement naturelles et indépendantes. 
 Léon XIII a surtout lutté de son temps contre la franc-maçonnerie, qu'il voyait derrière toutes les manœuvres pour saper les fondements de l'Eglise et lui enlever tout influence sur les âmes. Il avertissait les fidèles de la doctrine franc-maçonne dans laquelle la foi est réduite à un vague déisme vidé de toute substance, qui engendre l'indifférentisme religieux où tout se vaut, provoque l'effondrement des vérités et se répercute sur la conduite de la vie, sur les mœurs privées et publiques. Mais ce naturalisme est aussi un rationalisme: " le premier principe des naturalistes, c'est qu'en toutes choses, la nature ou la raison humaine doit être maîtresse et souveraine" (Humanum Genus, avril 1884). Si la métaphysique est condamnée par ce naturalisme, si l'on ne peut plus connaître avec certitude, "un Dieu qui a créé le monde et qui le gouverne par sa Providence; une loi éternelle dont les prescriptions ordonnent de respecter l'ordre de la nature et défendent de le troubler; une fin dernière placée pour l'âme dans une région supérieure aux choses humaines et au-delà de cette hôtellerie terrestre", si les francs-maçons "ne gardent même plus dans leur intégrité et dans leur certitude, les vérités accessibles à la seule lumière de la raison naturelle, telles que sont assurément l'existence de Dieu, la spiritualité et l'immortalité de l'âme", ils n'effacent pas entièrement la possibilité du spirituel, et ne nient pas la raison. 
Le naturalisme de Nietzsche est bien plus radical. Dans son travail de démolition, il inclut la nécessité d'en finir avec la raison et des certitudes qu'elle croit trouver par sa vérité. Cette faculté est à ses yeux la grande erreur de Socrate et de tous les idéalistes auxquels il livre une guerre sans merci. Le christianisme est aussi idéaliste, car il a hérité de Platon le faux "monde des essences", ces Idées subsistantes à part, mais aussi des substances séparées d'Aristote ou de son premier moteur qui meut tout le reste en se désirant lui-même, cet être nécessaire et premier qui se pense éternellement lui-même, que les traditions religieuses appellent Dieu et que la scolastique a largement repris. Or, nous dit-il "la notion de l''au-delà' du 'monde vérité' n'a été inventée que pour déprécier le seul monde qu'il y ait". Ce monde, c'est celui de la physique, de la matière. Bergson disait que Ravaison coupait l'histoire de la philosophie en deux, nous en fonction d'un avant et après Nietzsche, mais du matérialisme et du spiritualisme. Platon, Aristote, saint Thomas font partie de celui-ci, Nietzsche et Marx de celui-là. Pour Nietzsche est "contre nature" ce qui ne se réduit pas à la nature, et la nature se réduit à la matière. Aucune place n'est prévue pour l'esprit dans un monde qui s'auto-suffit et qui est un éternel retour de ce qui a toujours été, "la répétition absolue et infinie de toutes choses". Il critique l'idéalisme sans se rendre bien compte que sa propre pensée est issue en partie de l'idéalisme hégélien et de sa dialectique, que pour lui, tout est contradictoire et se résout dans la contradiction, et pour Zarathoustra, "toutes les contradictions sont liées pour une unité nouvelle". Ce qu'il nomme réalisme, signifie matérialisme et non une doctrine du primat de l'idée sur le réel.  
Mais est-ce bien vrai que le réel se limite au matériel? Une émotion, un sentiment, un concept, un être de raison, n'ont-ils aucune sorte d'existence sans pour autant ne pas être palpables et observables à l'aide des sens ou d'instruments de mesure? Son réalisme est en fait un postulat idéaliste: tout est matière, l'immatériel, le spirituel n'existe pas. Il n'a pas apprécié qu'on l'ait "suspecté de darwinisme" à cause des critiques qu'avait suscité son concept du surhumain. Cependant l'homme n'est pour lui que le produit de l'évolution matérielle, un être psychique sans doute plus développé que les autres animaux, mais faisant autant, et pas plus, partie que lui de la nature. D'où son attachement paradoxal au bouddhisme, certes simple philosophie sans dieu personnel, sagesse visant une hygiène de vie, mais fondamentalement anti-matérialiste dont la finalité est de fuir les passions, de ne plus rien ressentir pour ne plus souffrir.  N'est-ce pas là le mépris du corps que Nietzsche reproche au christianisme, le renoncement à soi, la négation de la vie? Il pense que le christianisme a répandu "l'inimitié de la vie" car il "a enseigné à mépriser les tous premiers instincts de la vie", a inventé l'âme "pour faire périr le corps, dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d'impur; dans la plus profonde nécessité de la croissance, dans le sévère amour de soi (le mot lui-même est déjà injurieux!) on a cherché un principe mauvais". Tous ces préjugés laissent perplexe et posent la question de la connaissance qu'avait Nietzsche du christianisme. Est-ce cela qu'il retient du luthéranisme de son enfance? Certes la vision de Luther de la nature après la chute originelle n'est pas optimiste: le libre arbitre n'existe plus, la raison est devenue la grande putain du diable, la concupiscence triomphe et est invincible, la chair est sous l'empire  du péché. Pour le catholicisme, la sexualité n'est pas mauvaise en soi et elle sert à la sanctification des époux, elle est mauvaise dans de mauvaises conditions, quand elle est vécue en dehors du dessein divin et de sa finalité. Quel auteur catholique n'a pas dit que la charité bien ordonnée commençait par soi? On aimerait bien que Nietzsche cite ses sources. Ne pas chercher son bien et à préserver son être est contre-nature. Cela est si vrai que le suicide volontaire est le pire des homicides.  
Son naturalisme est un naturalisme absolu, une nature coupée de tout apport extérieur et supérieur, une matière livrée à elle-même, nécessairement éternelle, seule nécessaire et donc divine, qui s'organise d'elle-même, par le hasard comme chez Darwin. Le monde est un ensemble merveilleusement agencé, remplis d'informations, ou toutes les parties contribuent au fonctionnement du tout, mais sans finalité, sans cause, sans essences, sans intelligence organisatrice. Une force aveugle régit et gouverne ce cosmos incroyablement complexe.  
La vie jaillit spontanément de la matière jusqu'à l'homme, être sans raison ni volonté, pensant grâce à ses organes, à ses nerfs, à son cerveau. La pensée sort de la matière, elle est alors elle-même matérielle. Le grand projet du surhomme n'est pas d'être un héros, un homme supérieur, c'est tout simplement de bien s'occuper de son corps comme le fait le moindre animal par instinct. La conscience n'est "plus la voix de Dieu dans l'homme" , "c'est l'instinct de la cruauté qui se dirige en arrière, après qu'il ne lui a plus été possible de se décharger à l'extérieur". Comme il n'y a plus de libre arbitre, l'instinct dirige nécessairement l'homme. Voilà l'idéal de vie: se laisser guider par le déterminisme de la pure nature animale. Il lui faut devenir dur, "signe distinctif d'une nature dionysienne". La grande faute du christianisme est d'avoir inventé la notion de "péché", et "l'instrument de torture qui la complète, le 'libre arbitre', pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l'égard des instincts une seconde nature". L'homme bon "prend parti pour tout ce qui est faible, malade, mal venu, pour tout ce qui souffre de soi-même, pour tout ce qui doit disparaître. La loi de la sélection est contrecarrée". Le grand reproche est donc de mettre des bâtons dans les roues de l'implacable loi de la sélection naturelle chère à Darwin. Une loi privée de Providence, dans un monde où l'homme est un loup pour l'homme, et où seuls les plus forts s'imposent et survivent. Nietzsche n'aime pas être taxé de darwiniste, mais il en reprend les dogmes principaux pour sa nouvelle religion.     
Ainsi, il y a quelque chose aux yeux de Nietzsche de bien plus important que "Dieu", "l'immortalité de l'âme", "le salut", "l'au-delà", mensonges et choses inutiles pour "le salut de l'humanité", une chose qui "dépend plus d'une quelconque curiosité pour théologiens", "c'est la question de la nutrition". Saint Paul avait bien prophétisé : "ils ont pour dieu leur ventre et mettent leur gloire dans leur honte; ils n'apprécient que les choses de la terre" (Phil.,3, 19). Certes il ne s'agit pas pour lui d'en tirer un simple plaisir sensuel, la nourriture est au service du Surhomme, "pour atteindre [son] maximum de force, de virtu, dans le sens que la Renaissance donne à ce mot, de vertu, libre de moraline". La nourriture est un élément essentiel du renversement de la morale classique et chrétienne, pour lutter contre le monde de l'idéalisme, le "monde des essences", pour redonner de la valeur à "un 'ici-bas' définitivement déprécié", pour gagner "le combat contre vingt siècles de contre-nature et de violation de l'humanité". Elle fait partie du "sens de la propreté", "du retour à la santé", de la nécessité "de la conservation de soi, de l'accroissement de la force corporelle, c'est-à-dire de la vie".  L'hygiène du corps remplace le soin de l'âme, notion décadente qui a abouti "à la morale du renoncement à soi", à l'idéal du "mépris du corps 'salut de l'âme'". Rester assis devient un péché capital, et même plus, "le cul-de-plomb (...) c'est le péché contre l'esprit", et donc le seul à être impardonnable. Dans le culte de la joie dionysiaque, "il faut que les muscles eux aussi célèbrent la fête". On ne peut pas dire, mens sana in corpore sano, puisque l'esprit n'existe pas, seul le corps demeure. Cette "âme immortelle, a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade. Le souci d'une âme chimérique, empêche la vraie vie de l'homme, la "grande santé", il faut donc s'occuper de ce qui en vaut vraiment la peine et qui a été laissé de côté trop longtemps, de "toutes les choses qui méritent du sérieux dans la vie": "les questions de nourriture , de logement, de régime intellectuel, les soins à donner aux malades, la propreté, la température". Nietzsche " brise l'histoire de l'humanité en deux tronçons", lui-même étant modestement la ligne de démarcation. 
 On peut s'interroger sur sa connaissance historique de l'Eglise, en tout cas de l'Eglise catholique et romaine. Qui pendant des siècles s'est soucié de nourrir les pauvres, de fonder des hôpitaux, des écoles, des universités, des orphelinats, des léproseries, d'instruction et d'éducation du peuple? L'Eglise n'a pas attendu l'Etat providence moderne pour répondre à tous ces besoins "sérieux". Cependant, elle n'a pas amputé l'homme de sa partie la meilleure, et ne l'a pas réduit à la seule corporalité. Elle l'a maintenu entre les deux mondes du matériel et du spirituel, ni ange, ni bête. Elle garde ce qu'il y a de plus noble et de plus élevé en lui, ce qui le fait à l'image de Dieu. C'est d'ailleurs Léon XIII qui écrivait que "la vie du corps en effet, quelque précieuse et désirable qu'elle soit, n'est pas le but dernier de notre existence. Elle est une voie et un moyen pour arriver, par la connaissance du vrai et l'amour du bien, à la perfection de la vie de l'âme". "C'est l'âme qui porte gravée en elle-même l'image et la ressemblance de Dieu" et donc "Il n'est permis à personne de violer impunément cette dignité de l'homme que Dieu lui-même traite avec un grand respect, ni d'entraver la marche de l'homme vers cette perfection qui correspond à la vie éternelle et céleste" (Rerum Novarum, 32-33). Nietzsche en voulant sur-humaniser l'homme l'a en fait déshumanisé en lui enlevant l'élément principal de ce qui constitue son essence. L'âme est une substance intellectuelle et donc spirituelle qui joue le rôle de forme pour le corps. L'homme est bien un composé des deux, mais l'âme est dans ce composé l'acte qui donne la vie au corps, elle le reçoit "dans la communion de son acte d'être propre" (Eléments de philosophie chrétienne, Gilson, p.356). La dignité de l'homme vient d'abord de l'âme. Le nier comme l'a fait Nietzsche revient à nier la vraie nature de l'homme. Or, ajoutait Léon XIII, "il n'est même pas loisible à l'homme, sous ce rapport, de déroger spontanément à la dignité de sa nature, ou de vouloir l'asservissement de son âme. Il ne s'agit pas en effet de droit dont il ait la libre disposition, mais de devoirs envers Dieu qu'il doit religieusement remplir".     
Pauvre Nietzsche! Nous écrivions à un ami professeur de philosophie qu'il nous inspirait plus de la pitié que de l'aversion. C'était avant de lire le livre de M. Rance. Quelle fut notre surprise d'y lire que Chesterton et Tolkien avaient utilisés le même mot de "pitié" à son égard. Chesterton ne prenait pas au sérieux la pensée de Nietzsche, qu'il qualifiait de timide, de peureuse et de non-sens. Comment expliquer une doctrine qui allait tant contre le bon sens et le réalisme, et qui en inversant toutes les valeurs marchait sur la tête? On peut penser à l'avertissement de saint Jude: "Quant à eux, ils blasphèment ce qu'ils ignorent; et ce qu'ils connaissent par nature, comme les bêtes sans raison, ne sert qu'à les perdre. Malheur à eux! car c'est dans la voie de Caïn qu'ils sont allés, c'est dans l'égarement de Balaam qu'ils se sont jetés pour un salaire".  Allant dans le même sens saint Paul écrivait: "Mais eux sont comme des animaux sans raison, voués par nature à être pris et détruits; blasphémant ce qu'ils ignorent, de la même destruction ils seront détruits eux aussi, subissant l'injustice comme salaire de l'injustice. Ils estiment délices la volupté du jour, hommes souillés et flétris, ils mettent leur volupté à vous tromper, en faisant bonne chère avec vous. Ils ont les yeux pleins d'adultère et insatiables de péché, ils allèchent les âmes mal affermies, ils ont le cœur exercé à la cupidité, êtres maudits! Après avoir quitté la voie droite, ils se sont égarés en suivant la voie de Balaam, fils de Bosor, qui chérit un salaire d'injustice mais qui fut repris de son méfait. Une monture sans voix, avec une voix humaine, arrêta la démence du prophète."  Nietzsche n'a pas eu la grâce de Balaam, sa démence ne fut pas stoppée. L'Apôtre disait encore que "dans les derniers temps, certains renieront la foi pour s'attacher à des esprits trompeurs et à des doctrines diaboliques, séduits par des menteurs hypocrites marqués au fer rouge dans leur conscience".    

Didier Rance faisait dans son livre passionnant un lien entre deux événements, qui paraîtra pour beaucoup fortuit, mais qui , pour une âme plus contemplative ne laisse pas indifférent : l'entrée au carmel de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus le même jour que l'internement de Nietzsche en asile psychiatrique. Cette coïncidence, à notre avis, méritait d'être notée car ces deux personnalités sont devenues les icônes des deux siècles à venir, et des deux voies possibles ici-bas, dues à deux amours différents qui aspirent aux deux cités différentes et antagonistes dont nous parle saint Augustin, et que cite Léon XIII dans Humanum Genus: "Deux amours ont donc bâti deux cités: l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu, celle de la terre, et l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même, celle du ciel. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur; l'une brigue la gloire des hommes, et l'autre ne veut pour toute gloire que le témoignage de sa conscience; l'une marche la tête levée, toute bouffie d'orgueil, et l'autre dit-à Dieu: «Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui me faites marcher la tête levée".

Thérèse emprisonne volontairement son corps dans le carmel de Lisieux pour accroître son âme en dilatant sa charité par la grâce divine et étendre son esprit au-delà du cloître de son couvent, au point de devenir patronne secondaire de la France et des missions. Nietzsche est interné de force, malgré lui dans un asile, le corps immobilisé entre quatre murs, un pauvre corps que l'âme ne contrôle plus, coupé de ses facultés supérieures, un esprit éparpillé, morcelé, dissout, qui s'est perdu dans les ténèbres et la brume de la folie. Le repli sur soi a fait imploser son être et sa quête d'un bonheur uniquement terrestre le laisse comme une coquille vide. Nietzsche n'a pas compris que le renoncement chrétien n'est qu'un abaissement provisoire, et que les souffrances passagères terrestres ne sont rien comparées au poids de gloire qui attend les élus. L'héroïsme s'exprime dans le sacrifice et non dans le repli apeuré sur soi-même. Le don de soi nécessite une volonté de puissance plus grande que l'égocentrisme. Nietzsche n'a pas compris non plus que les plaisirs matériels sont éphémères, insatiables, fragiles, voués à la disparition et laissent l'homme insatisfait. La grande vie ne consiste pas à se remplir le ventre de bons mets, la grande vie est celle qui comble la partie supérieure de l'homme, sa partie immatérielle que le ver et la mite ne peuvent pas ronger. La grande vie requiert un grand bonheur, Thérèse savait que la lumière de gloire de la vision béatifique peut seule étancher la soif d'absolu inscrite dans le cœur de l'homme.

Nietzsche ou Thérèse, ce sont les deux voies du premier psaume: la mort ou la vie, la joie ou la joie, la haine ou l'amour, la franc-maçonnerie ou Léon XIII, Balaam ou Israël, la cité terrestre ou la cité céleste, Babylone la grande prostituée ou la Jérusalem d'en-haut , Dionysos ou le crucifié.... L'avez-vous compris?


 Pourquoi Nietzsche plaît-il autant? Parce qu'il est prophète en son pays et de ces temps qui sont les derniers, où l'homme a perdu sa dignité d'image de Dieu et est devenu un animal parmi les autres. Le cardinal de Lubac dresse le bilan en peu de mots dans son Drame de l'humanisme athée: "Là où il n'y a pas de Dieu, il n'y a point d'homme non plus". Il se pose ainsi la question: "Qu'est devenu l'homme de cet humanisme athée?", et en donne la réponse: "Un être que l'on n'ose à peine encore appeler "être". Une chose qui n'a plus de dedans, une cellule tout entière immergée dans une masse en devenir, (...) Il n'y a donc plus en lui ni fixité ni profondeur. Qu'on n'y cherche donc pas quelque retraite inviolable, qu'on n'y prétendre pas découvrir quelque valeur imposant à tous le respect. Rien n'empêche de l'utiliser comme un matériel ou comme un outil, que ce soit en vue de préparer quelque société future, ou d'assurer dans le présent même la domination d'un groupe privilégié. Rien n'empêche même de le rejeter comme inutilisable. (...) Cet homme est, à la lettre, dissous. Que ce soit au nom du mythe ou au nom de la dialectique, perdant la vérité, il se perd lui-même . En réalité, il n'y a plus d'homme, parce qu'il n'y a plus rien qui dépasse l'homme". Cela rejoint la conclusion d'un admirateur contemporain de Nietzsche, Luc Ferry, qui pour répondre à la question Qu'est-ce qu'une vie réussie? proposait un "spiritualisme laïc" susceptible de réconcilier toutes les sensibilités matérialistes et spiritualistes, religieuses ou non, grâce à "des formes de nouvelles transcendances 'horizontales' et non plus verticales, si l'on veut: enracinées dans l'humain et non plus dans des entités extérieures et supérieures à lui". 

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