Alors qu'il est question de la sortie prochaine d'une suite de la trilogie culte Matrix, nous lisions justement il y a peu de temps un article sur internet à ce sujet, modestement intitulé L'unique et véritable explication de Matrix révolutions, et que l'on peut supposer écrit par un professeur de philosophie, mais d'une philosophie peu réaliste, et à nos yeux inconséquente. L'analyse des secrets cachés d'un film alambiqué à souhait qui en est faite n'est pas inintéressante, bien qu'il nous semble futile de chercher à comprendre l'incompréhensible, puisque nous évoluons en pleine fiction, et à partir de là on peut construire des modèles imaginaires sans limites. Dans l'abstrait mathématique, par comparaison, alors qu'il ne s'agit pas là de fiction, beaucoup de choses sont déjà possibles qui ne le seraient pas dans le monde réel. Alors que dire du champ immense qu'offrent les fables. Dans la réalité matérielle, on ne rencontre jamais 2 droites parallèles à l'infini et je ne "crois" pas comme Don Juan, mais je "sais" que, dans le monde réel, deux et deux font quatre. Cette certitude ne relève pas de la foi – ou plutôt de la superstition, de la fable ou du mythe, car la théologie est une science sérieuse qui ne doit pas être confondue avec la croyance chimérique inventée par les hommes– mais de la nature. Ce qui a suscité notre intérêt à la lecture de l'analyse de ce film et de ses subtiles arcanes, n'a pas été le fait de savoir si oui ou non Néo et l'Oracle sont un seul et même personnage (ou devrait-on dire un seul programme informatique?), mais davantage les points de réflexions d'ordre philosophique que son auteur soulève en passant et comme allant de soi.
La première chose qui a allumé en nous l'alarme sapientielle et éveillé notre circonspection, portait sur une imprécision de vocabulaire philosophique concernant la faculté supérieure de l'homme appelée ratio, mens, intellectus par les anciens. Cette imprécision dans les mots se retrouve dans la confusion des idées. Or comme le dit Aristote, on ne peut pas penser le réel, ni penser tout court, si pour soi et pour les autres, un nom ne signifie pas un unique objet. De plus, une imprécision dès le principe va entraîner un écart de plus en plus grand au fil du travail d'analyse opéré par la raison, à partir des différents concepts, par la division et la composition. La conclusion aura beaucoup de mal à être vraie, si le point de départ est déjà branlant et douteux. Il paraît difficile de tendre vers la vérité, si l'on ne se met pas d'accord sur la nature de la faculté qui est censée la trouver. Or nous verrons que l'essence de l'intelligence ne fait pas l'unanimité. Il existe une sorte d'incapacité actuelle à reconnaître ce qui, depuis des millénaires, a fait la grandeur de l'homme.
Ainsi, sur la page Wikipedia de l'IA, on peut lire que "définir l’intelligence est un défi et il n’est pas certain qu’on puisse y arriver un jour d’une façon satisfaisante". Cet aveu d'ignorance et de scepticisme donne le ton. Nous ne serons pas étonnés de voir notre auteur nager lui aussi en eaux troubles. Si l'on ne sait pas quoi mettre comme définition derrière le mot intelligence, il va être difficile de se comprendre et d'atteindre une quelconque vérité à ce sujet. Puisqu'on parle de confusion, il est à craindre que l'homme se construise une nouvelle tour de Babel dans l'espoir de rivaliser avec son Créateur. Cependant, ce qui sort des mains ou de la pensée de la créature n'est pas une création ex nihilo, mais une simple appropriation et utilisation de la matière ou des formes déjà existantes. L'homme ne doit pas oublier sa grandeur liée à son intelligence, mais il ne doit pas non occulter sa misère issue de sa finitude de créature et de la chute originelle, déchéance qui l'a blessé dans ses capacités intellectuelles et volontaires. L'IA n'est qu'une création humaine limitée et matérielle, un être tiré de l'être déjà existant qui n'a rien de comparable avec l'être que nous sommes, posé dans l'existence par un acte d'être pur. Seul l'homme insensé peut penser que l'IA, produit par une machine purement matérielle composée de plastique, de métal, de puces électroniques, de câbles, et mue par la force électrique, elle aussi un être de matière, est plus noble et plus élevée que l'intellect. Les hommes qui, éblouis par les prouesses techniques nées de leurs pensées, se mettent à avoir des rêves de grandeurs démesurées et à vouloir atteindre le ciel, voire à le dépasser. Ils se prennent pour de nouveaux messies ou pour de nouveaux prophètes annonçant l'homme nouveau, le surhomme pouvant se passer de Dieu et "qui opéreront des signes et des prodiges pour abuser, s'il était possible, les élus" (Mc, 13, 22). Les substances séparées d'Aristote ou diront-nous les anges de la Bible, doivent crier leur indignation vers le ciel, de se voir placer plus bas que la boue, eux intellects purs qui voient la face de Dieu.
Cette remarque sur la pureté angélique nous ramène à notre auteur qui nous dit que le programme ayant conçu la Matrix, nommé de façon peu innocente le "père" mais aussi l' "architecte", est une "intelligence rationnelle pur (sic)". De quoi est-elle pure? De la matière? Mais alors ce programme ne vient pas d'une machine. Pourtant le monde de la Matrix est gouverné par des machines qui puisent leur énergie en exploitant le corps humain. C'est un monde mécanique, électronique et par conséquent purement matériel. Il n'existe que trois types d'intelligences supérieures évoquées par les philosophes antiques – nous mettons de côté l'animal doté plutôt d' "estimative" que d' "intelligence" – médiévaux et modernes : rationnelles, angéliques et divine, selon l'ordre de croissance.
Le père de la Matrix est à l'opposé absolu et infini du Père des cieux biblique. Le premier en tant que programme informatique issu d'une machine n'est ni une raison, ni pur de matière. L'auteur commet donc une double erreur en qualifiant l'architecte d'intelligence rationnelle pure", et son appellation de père en est une encore plus indigne. Le second est l'Etre absolument parlant, pur, sans composition de forme et de matière, simple, sans puissance (rien ne lui manque, il est parfait), sans cause, il est son être, il ne l'a pas ni ne l'a reçu, sans commencement ni fin, seul créateur d'autres êtres qu'il fait sortir du néant sans matière préexistante, infini, son intellection est son être, comme l'est sa volonté.
Les intelligences angéliques sont pures de toute matière, elles sont dites "séparées" et reçoivent leurs espèces intelligibles directement de Dieu.
La plus basse est la raison humaine, appelée ainsi car elle a besoin des sens matériels pour abstraire les concepts des objets perçus, puis elle passe d'un concept à un autre, et cette analyse aboutit à une conclusion, un jugement qui lui a donné le nom de ratio en latin. La raison c'est l'intelligence humaine en acte, qui elle-même est une lumière immatérielle, permettant une illumination des fantasmes (images) perçus par les sens engendrant le concept abstrait ou l'idée. L'aboutissement du travail de la raison est pur de toute matière, mais la raison, par nature, est une intelligence qui part de l'objet matériel pour en abstraire l'essence, c'est-à-dire, "ce qu'est" cet objet. Cette première opération de l'intellect est suivie d'une deuxième qui va porter sur la comparaison (association - dissociation) entre les concepts et aboutir au jugement. Ce jugement est d'abord un jugement d'existence puisque l'intellect atteint la chose dans son acte d'être. Ce jugement permet d'atteindre la vérité, cet accord entre la chose et la pensée de l'intellect, soit un accord entre l'intellect et l'acte d'être de la chose. La vérité du jugement est vraie parce que l'objet perçu est réellement et actuellement existant. Les deux opérations de l'intelligence humaine présupposent la capacité d'atteindre deux réalités purement immatérielles: l'abstraction conceptuelle et le jugement d'un acte d'être.
L'auteur, lui, utilise le terme de "raison" pour un programmateur informatique issu d'une machine. Le terme est donc tout à fait inapproprié. Une intelligence artificielle n'est pas ce qu'on appelle en philosophie une intelligence, ou comme dirait saint Augustin un
mens, un esprit. Une machine qui fait des analyses binaires, des calculs même ultra puissants, des rapprochements entre des données n'est pas un intellect. Elle n'abstrait pas des concepts immatériels, des essences d'objets exprimées par des définitions. Comme il est de mode de faire de la pensée de l'homme une sorte de sécrétion matérielle sortie de l'organe corporel qu'est le cerveau, de la même façon que le foie sécrète la bile, le rapprochement entre l'IA et la pensée intellectuelle est plus tentant à opérer. Mais si l'intelligence est un acte de l'esprit, et ainsi, comme le mot l'indique, une chose spirituelle, la pensée est un être de raison qui n'existe pas concrètement mais seulement de façon immatérielle, non pas dans l'organe corporel mais dans la partie supérieure de l'âme, en esprit (et en vérité).
L'intelligence de la machine n'est pas l'équivalent de l'intelligence humaine. Elle ne le sera jamais car elles n'appartiennent pas au même ordre ontologique, au même monde: un abîme sépare l'ordre matériel et immatériel, et même au sein de l'immatériel il faut discerner l'ordre supérieur du spirituel. De la même façon que le naturel ne continue pas le surnaturel, le matériel ne prolonge pas l'immatériel. Ce dernier est d'un autre ordre, il n'est pas simplement plus haut, il est en dehors.
Malebranche
voyait dans l'animal comme un "emblème" des choses morales
humaines. M. Ollé-Laprune parlait lui d'une "analogie" ou
d'une "ombre" pour comparer les opérations de l'animal à
celles de l'homme. Selon le mot de Leibnitz disait-il, ils sont "tout
empiriques" et on ne peut pas "appeler esprit le principe
immatériel que leurs actes attestent en eux; mais on peut dire que
c'est une âme d'une nature inférieure" (La philosophie
de Malebranche, Tome II, partie III, chap.V). Ils se souviennent et
"enchaînent leurs souvenirs (...) par une sorte de mécanisme
empirique comme nous concluons par la logique; s'ils n'induisent pas,
ils ont des attentes machinales qui ressemblent à nos inductions".
Ils "ont aussi la perception, la mémoire, l'imagination à son
moindre degré". Ils ont des sentiments qui "imitent les
nôtres". Ils veulent "sous l'empire des sens" et ont
"une certaine initiative analogue à notre volonté et une
certaine puissance de choisir qui n'est pas le libre arbitre, la
liberté morale, éclairée par la raison et l'idée du bien, mais
une sorte de liberté animale au service des sens et des passions".
Ces ressemblances en égarent plus d'un, et un rapide et distrait
regard peut faire croire que les âmes animales et humaines sont de
la même espèce. Or ce n'est qu'une ressemblance par analogie et non
une ressemblance univoque. Nous ne sommes pas du tout chez l'animal
dans le monde de l'esprit.
L'animal qui apprend, d'une certaine façon, est plus près de nous, car contrairement à la machine, il est en lien avec des organes sensoriels qui produisent des "espèces sensibles" ou des images, permettant la mémoire, le rêve, l'association de sensations à des situations, à des actes particuliers, à des conséquences – ce qui permet par le dressage à l'animal d'apprendre, et donne l'impression qu'il fonctionne comme l'humain dans son éducation. L'animal partage cet état psychique qui est un mode immatériel très bas, celui des fantasmes liés aux sensations. C'est "la forme de connaissance la plus dégradée" dirait M. Gilson en commentant saint Thomas. Les espèces sensibles reçues par les sens sont immatérielles, sinon le sens deviendrait le sensible . L’œil ne devient pas la couleur, ni l'oreille le son. Certes l'animal ne jouit pas du privilège de la lumière de l'intellect agent qui, illuminant les fantasmes reçus des sens, engendre les concepts abstraits de la connaissance intellectuelle proprement dite. La modification de l'âme par les réalités sensibles est le mode de connaissance d'une âme animale, mais c'est l'âme d'un être vivant qui, sur l'échelle des êtres, est d'un niveau beaucoup plus élevé que celui de la machine, car l'animal expérimente, à son humble niveau, le domaine de l'immatérialité. La machine, elle, restera quoi qu'elle en ait, un être purement matériel, quelque soit la complexité de sa structure et de ses fonctions. Comme son nom l'indique, cette intelligence est artificielle, c'est-à-dire qu'elle est une oeuvre construite par l'
ars, le savoir technique humain, comme l'est un lit, une maison ou une voiture. Or l'homme en tant que cause ne peut pas donner ce qu'il n'a pas. Lui-même ne se donne pas son être, ni son intelligence, ni la lumière de son intellect agent. L'effet n'est pas supérieur à sa cause, ni le supérieur produit par l'inférieur. La machine ne peut surpasser l'homme qui en a eu l'idée et qui l'a construite, pas plus que l'homme ne peut transmettre ce qui le dépasse lui-même: son intelligence.
De plus, la même page Wikipédia place la frontière de la pensée à la conscience de soi, de la décision du but et à la capacité d'imaginer de nouvelles formes de représentation du monde. Pour ce qui est du premier point, c'est limiter fortement la vie intellectuelle humaine. Descartes en fait le point de départ de sa métaphysique, mais pas son couronnement et son sommet. La conscience d'être une âme pensante est la première chose que la pensée perçoit lorsqu'elle médite sur elle-même. Mais l'homme ne vit pas que pour l'étendue et l'espace, tout n'est pas réduit à une analyse physico-mathématique d'un monde à deux dimensions avec un morne horizon plat comme unique perspective. L'homme est capax dei, il est capable d'une troisième dimension verticale qui porte son regard vers le transcendant. Le sommet de la vie intellectuelle est au-delà du monde matériel, dans une métaphysique de l'être et de ses causes premières. Et si l'on ose aller plus loin que la raison livrée à ses seules ressources naturelles, l'intelligence est capable de contempler, par une lumière supérieure, par la grâce venue d'en-haut, des vérités qui la dépassent et qui l'illuminent. La vie surnaturelle de l'intelligence, qui surpasse infiniment son fonctionnement naturel, n'a pas de commune mesure avec ce qu'on peut rêver des calculs algorithmiques de l'IA singeant la psychologie humaine. Nous osons à peine évoquer pour finir la lumière de gloire promise aux élus dans l'éternité, car les partisans de l'IA la tienne pour une fable d'esprits faibles – catégorie dans laquelle il faut mettre de grands noms philosophiques, Descartes compris, étalés sur presque deux millénaires – mais c'est Dieu qui n'est ni menteur ni trompeur qui nous l'assure: nous verrons son essence telle qu'elle est. Nous sommes là infiniment plus loin que la conscience de soi, de l'imagination de nouvelles formes de représentation du monde, choses que pour l'instant l'IA ne fait même pas. Dieu, en tant qu'acte pur d'être est "un être situé au plus haut point de l'immatérialité" comme le rappelle M. Gilson. Cet être infini, "qui habite une lumière inaccessible, que nul d'entre les hommes n'a vu ni ne peut voir" (1 Tim, 6, 16), déjà incompréhensible pour un intellect fait pourtant à sa ressemblance, est infiniment plus éloigné d'un être matériel, l'IA, produit par ce même intellect créé. C'est parce que l'homme est image de Dieu que son esprit reçoit une lumière surnaturelle, une "lumière illuminante", si bien que,selon saint Thomas, notre intelligence est comme une lumière illuminée par celle du Verbe divin", lux illuminata luce divina Verbi (S.T., III, q.5, 4, 2). "Notre esprit porte l'empreinte de la Nature insaisissable par le mystère qui est en lui" rappelle saint Ephrem. L'homme demeure un mystère pour lui-même, en ce sens que le sceau divin marqué sur lui, est celui du Dieu insondable. L'esprit de l'homme, en tant qu'image divine, gardera toujours une part de ce mystère, et l'homme ne pourra jamais aller au-delà de ce seuil par ses propres forces. Sa propre profondeur ne sera jamais scrutée entièrement, ni tout à fait comprise, pas plus qu'on ne peut le faire pour Dieu. Il faut donc garder raison et sans oublier notre grandeur, ne pas présumer orgueilleusement de nos forces.
Nous parlions ci-dessus de la future possibilité – pour l'instant rêvée – pour l'IA de décider de ses buts, et à en croire l'auteur de l'article, son topo sur le film Matrix n'est qu'un prétexte pour aborder le thème de la liberté. Il m'est difficile de le suivre sur la voie qu'il empreinte. Je crains qu'il n'y ait dans son esprit quelque confusion. Il commence par affirmer que "le code particulier qui fait que l'homme est un homme, c'est à dire un être de choix". Pas uniquement, et pas prioritairement, en tout cas pas pour un thomiste. Si il y a choix, c'est d'abord parce qu'il y a connaissance intellectuelle. La volonté certes meut l'intellect dans l'acte de la connaissance, mais c'est lui qui montre à l'homme les possibilités sur lesquelles s'exerceront ce choix. La volonté tranche après la délibération qui relève de l'intelligence et qui aboutit au jugement.
Saint Thomas, comme mentionné ci-dessus, dit aussi que l'homme est l'image de Dieu grâce à son intelligence. C'est pour lui la faculté la plus haute et la plus noble qui le fait le plus ressembler à son Créateur. L'auteur de l'article continue toujours à propos de l'esprit en disant que "l'esprit humain a une qualité particulière : il doit être libre". Cette remarque prête aussi à confusion. Ce n'est pas tant l'esprit qui est libre ou non, c'est l'homme qui l'est par son "libre arbitre", comme son nom l'indique, c'est-à-dire par la coopération mutuelle et concomitante de l'intelligence et de la volonté. L'esprit, c'est l'intelligence. Cette faculté exerce simplement ce pour quoi elle est faite : l'acte de connaissance, l'aptitude à découvrir le vrai. Si elle se meut librement, c'est parce qu'elle est mue par la volonté qui elle est la faculté du choix. C'est donc d'abord la volonté et non l'esprit qui est libre, elle qui par définition doit être exempte de toute contrainte.
La conclusion de l'auteur de l'article est à l'image de ces confusions on ne peut plus anti-thomistes ou anti-réalistes. Qu'on laisse aller sa liberté de penser et son imagination dans tous les sens à propos de science-fiction, pourquoi pas, puisque l'on parle de fables, de mythes ou tout est possible, imaginable et sans limites, étant donné qu'on se place hors du réel. Mais si l'on fait profession de philosophe pour mieux vivre dans la réalité du vrai monde, on ne peut pas tout accepter. Un philosophe qui affirme que "Il est bien plus riche de nous amener à un questionnement que de nous enfermer dans des réponses" n'est pas vraiment, me semble-t-il, un ami de la sagesse. Tout du moins si la philosophie est une quête de la vérité, et la vérité exige des réponses aux questions. Que penseraient des élèves d'un professeur qui leur dirait qu'il serait mieux pour eux de rester dans l'ignorance et qu'il ne répondra pas à leurs questions ? Il est étrange d'enseigner qu'on ne sait rien.
On pressent par conséquent à ce stade que l'auteur est un adepte de l'école sceptique, ce qui serait un étrange paradoxe pour quelqu'un qui prétend détenir l'unique vérité sur la signification profonde du film Matrix, comme annoncé dans le titre (à moins que ce titre soit une boutade). Ce pyrrhonien hétéroclite prend Descartes à témoin, armé de son doute méthodique, pour soutenir que "Morphéus en vient finalement à s'interroger : et si tout cela n'était qu'un rêve ?" car "nous ne savons pas si nous sommes dans la réalité et nous n'avons aucun moyen de le savoir". Or le doute de Descartes n'est qu'un doute en passant, il ne s'y arrête pas. Au contraire il s'en sert, comme l'avait fait des siècles auparavant saint Augustin Contre les Académiciens, pour réfuter, dans sa Cité de Dieu, l'argument des sceptiques selon lequel le rêve et la folie empêchent de discerner les représentations vraies des fausses, pour fonder, grâce au cogito, la certitude de l'existence du sujet pensant, elle-même fondée sur la certitude de l'existence de la pensée. Pour Augustin, le doute et même la possibilité de l'erreur prouvent l'existence de l'être, de la pensée et de Dieu. Augustin serait horrifié d'être catalogué parmi les sceptiques sous prétexte qu'il avait repris un de leurs arguments pour essayer de le résoudre, à savoir le problème de la pensée confrontée aux illusions oniriques.
Qui plus est, prendre celui qui passe pour être le Père de la philosophie moderne comme allié relève de la facilité, pourtant cela devient une maladresse dans le cas présent, car, à en croire M. Gilson, l'un des apports majeurs de Descartes dans l'histoire de la philosophie fut de démontrer que l'homme possède "une âme purement spirituelle, libre de toute matière et capable de survivre à son corps" (La philosophie et la théologie, p. 101). On ne peut pas être sceptique grâce à Descartes et matérialiste en même temps contre lui. Il faut choisir son camp. La nature purement immatérielle de la faculté supérieure de l'âme qu'est l'intelligence ne se dément pas par le cartésianisme.
Notons que si les philosophes issus de la tradition platonicienne sortent du doute par l'assurance du cogito, les philosophes réalistes héritiers d'Aristote n'ont pas besoin de cela, car, à moins d'être fou, tout homme fait la part des choses entre le sommeil et l'éveil. Certes, si les illusions du rêve paraissent vraies pendant le sommeil, sitôt que l'on se réveille, on sait de façon certaine que ces illusions n'étaient que des illusions.
Aristote
écrivait dans son livre Г
de sa Métaphysique que "il n'est personne, du moins,
qui, rêvant une nuit qu'il est à Athènes, alors qu'il est en
Libye, se mette en marche vers l'Odéon". Si d'aucuns remettent
en question des points où "il ne règne évidemment aucune
incertitude", c'est parce qu'ils cherchent des raisons à ce qui
n'en a pas, et des démonstrations au principe de la démonstration.
Or pas plus en mathématiques qu'en philosophie, on ne démontre pas
l'indémontrable. Le principe de la démonstration sert à démontrer
le reste et non l'inverse.
De
même, la réalité permet de discerner l'irréel mais pas l'inverse. De plus, ce n'est pas parce que Descartes dit que les sens nous trompent que c'est vrai. Descartes lui aussi a pu se tromper. En fait, contrairement à lui, les sens, sauf en cas exceptionnel de pathologie, sont infaillibles dans leur domaine propre. Or l'exception confirme la règle, elle ne la supprime pas. Si l’œil voit le bâton cassé dans l'eau, ou s'il me semble que vu de loin un moulin ressemble à un homme, ce n'est pas de la faute de l'organe qui ne fait que transmettre ce qu'il perçoit. L'erreur n'est pas dans le sens mais dans l'interprétation que j'en fait. Si je ne connais pas les lois de la physique qui font qu'il y a une déviation, ou plus exactement une réfraction des rayons lumineux dans le milieu aqueux, je crois voir un bâton cassé lorsqu'il est plongé l'eau, alors que le même bâton serait droit à l'air libre. L’œil ne sait pas que l'eau est un milieu plus réfringent que l'air. Ce n'est pas son rôle de faire cette part des choses. Il est docile aux lois physiques. Il est aussi déterminé que le milieu naturel auquel il appartient et il remplit sa fonction telle qu'elle a été voulue par l'initiateur de la Nature, c'est-à-dire par Dieu. C'est donc commettre une injustice que d'accuser l’œil de nous tromper quand il nous sert au contraire le plus fidèlement possible. Notre ignorance de la science physique et de l'optique, ou l'interprétation du réel que l'homme fait, sont les seuls responsables de cette erreur. Sous prétexte que les sens nous induisent parfois en erreur, les Académiciens prétendaient qu'on ne pouvait rien connaître de sûr, que tout était sujet à doute, que tout pouvait être remis en question, et que l'homme n'avait finalement pas accès à la vérité. Triste perspective pour des hommes qui se donnaient le beau et noble titre d'amis de la sagesse.
Le plus paradoxal est de s'appuyer sur un fondement sceptique qui consiste à penser que nos sens sont trompeurs et en même temps de conclure "que notre existence ne soit qu'un rêve, que nous soyons des êtres régis par des lois déterminées, que nous vivions dans une matrice dirigée par des machines, ce qui compte au fond : c'est que nous ressentons". Qu'est-ce que le ressenti sinon la perception par les sens des objets extérieurs ou ce qu'en éprouve l'esprit à ce contact? Mais si les sens ne sont pas fiables, pourquoi tout ramener à eux et fonder sur ce support peu sûr toute notre existence? Que la morale du film soit " ce qui compte, c'est avant tout le ressenti" est une chose, mais que soit là le dernier mot de la recherche philosophique en est une autre. Non content de faire du ressenti la finalité de la sagesse humaine, l'auteur y voit même un principe transcendant: "les réalisateurs veulent d'une part nous faire comprendre que nous sommes pris dans ce questionnement, et d'autre part qu'au-delà de cette question de la liberté subsiste des êtres humains, des êtres qui ressentent des choses. La question du ressenti dépasse alors celle de la liberté et de la réalité…" Dans cette optique, les sens surpassent l'esprit et la volonté, ils se placent plus haut que le libre arbitre, ils sont au-delà. Il y a là inversion de ce qui fait la grandeur et la dignité de l'homme, le corps est au-dessus de l'âme et devient le critère de la vérité et de la finalité, mais qui plus est tout en étant coupé de la réalité. Comme d'après l'auteur, nous sommes pris dans ce questionnement, il est donc valable pour l'homme réellement existant et pas seulement pour les personnages fictifs de la Matrix.
Scepticisme, primauté du matériel sur le spirituel accompagné d'un idéalisme absolu allant de pair avec des sens coupés de la réalité (nourrissant en boucle le scepticisme par un ressenti indépendant de la réalité, dans une situation paradoxale d'organes sensitifs expérimentant du "ressenti", des sensations, alors qu'ils sont sans contact avec des objets concrets de la réalité). Tout cela nous paraît encore plus énigmatique. Plutôt que de rêver d'un monde meilleur et "d'attendre une autre vie" sur terre, pourquoi ne pas bien vivre la seule qui nous est offerte dans l'espérance qu'elle en prépare une suite (et pas une autre) plus bienheureuse dans l'éternité. C'est celle que propose un autre élu que Néo, un messie nommé Jésus.