Nous avons apprécié la récente vidéo du Père Guy Pagès "le salut dans la mort", et malgré l'affection que nous avons pour le Père Daniel-Ange, dont la première rencontre remonte à notre enfance, il faut bien reconnaître que les critiques formulées par le premier sont fondées. La doctrine catholique traditionnelle enseigne bel et bien le jugement immédiat des âmes au moment même de leur séparation d'avec leur corps. La mort n'est donc plus le moment du choix. C'est la vie terrestre qui est offerte aux hommes, pour faire, au fil de leur vie, les bons ou les mauvais choix qui détermineront leur éternité, selon les paroles de Ben Sirac le sage: "C'est lui qui au commencement a fait l'homme et il l'a laissé à son conseil. Si tu le veux, tu garderas les commandements pour rester fidèle à son bon plaisir. Devant toi il a mis le feu et l'eau, selon ton désir étends la main. Devant les hommes sont la vie et la mort, à leur gré l'une ou l'autre leur est donnée."(Sirac, 15,14-17)
Cette rétribution éternelle des âmes, avant même leur réunification aux corps au jour de la Résurrection, présuppose bien évidemment leur immortalité. C'est sans doute pour cette raison que le Père Pagès a, dans la foulée, fait une vidéo à ce sujet.
Comme il le dit très justement, l'ignorance de l'existence de l'âme humaine est très dommageable, car elle empêche la pratique de la religion, la pratique des vertus et explique en partie le grand nombre d'âmes qui se perdent, parce que précisément elles ne savent pas qu'elles sont des âmes. Il y a ainsi urgence, et parler de l'âme relève de l'assistance à personne en danger. Il en va du salut éternel. Le seul problème est qu'à nos yeux, le Père Pagès s'y prend mal pour défendre cette juste cause, et que son explication peut être rationnellement mise à mal, ce qui entraînerait l'effet inverse escompté et confirmerait les impies, les athées ou agnostiques dans leurs certitudes erronées.
En effet le P. Pagès choisit l'approche philosophique de la démonstration de l'immortalité de l'âme, ce qui est tout à fait autorisé et traditionnel, puisque Platon en parlait déjà dans l'antiquité. Cela offre aussi l'avantage de s'adresser à tout homme de bonne volonté, croyant ou non. Cette méthode peut donc toucher un public plus large. Mais elle requière un raisonnement rigoureux et solide. Or cela ne nous paraît pas être son cas. Son argumentation repose sur ce qu'on appelle dans la doctrine classique, les deux facultés supérieures de l'âme que sont l'intelligence et la volonté. L'analyse de ces facultés prouvent l'immortalité de l'âme.
Il commence par l'intelligence, dont il dit qu'elle est capable de penser à des idées dont le contenu est tout à fait immatériel, comme la vérité, le bonheur, la bonté. En effet, aucun de ces concepts n'existe concrètement dans la réalité. Ce ne sont que des êtres de raison. On ne peut même pas dire que ce sont les fameux universaux tel que le mot "Homme", qui ont fait couler tant d'encre entre nominalistes et réalistes au Moyen-âge, c'est-à-dire une chose à la fois une et multiple. Ces concepts sont plutôt ce que les scolastiques appelaient des "transcendantaux" de l'être, c'est-à-dire les propriétés de l'être même en tant qu'il est être, soit des points de vue différents sur l'être, des notions convertibles avec lui. Mais comme l'être échappe à notre prise intellectuelle, on ne peut pas le penser directement et surtout, l'être en tant qu'être n'est pas notre type d'être. Le nôtre est un être composé d'existence et d'essence, de matière et de forme, et non un être simple comme celui des transcendantaux. On ne peut pas associer notre âme à ce type d'être pour en tirer une similitude.
Pour faire une parenthèse, partir de l'idée pour aboutir à la chose est le procédé de ce qu'on appelle l'idéalisme. Ce n'est pas le chemin que suit un philosophe réaliste comme saint Thomas d'Aquin, c'est plutôt celui d'un Descartes ou d'un saint Anselme.
Pour Anselme, selon M. Gilson, "la preuve (de l'existence de Dieu) s'accomplit par une comparaison de l'être pensé et de l'être réel qui contraint l'intelligence à poser le second comme supérieur au premier", mais exister comme objet de pensée est différent de jouir d'une véritable existence. Ce n'est pas parce qu'on conçoit dans son esprit, selon la preuve ontologique de l'existence de Dieu de saint Anselme, un être tel qu'on ne peut pas en concevoir de plus grand, qu'il existe nécessairement dans l'intelligence et dans la réalité un tel être, même si exister réellement est plus grand que d'exister dans l'esprit.
Pour ce qui est de Descartes, ce n'est pas parce que j'ai l'idée d'un être plus parfait que le mien, que cette idée doit avoir été mise en moi par un tel être. Après Anselme, Descartes tente le même passage direct de l'idée de Dieu à l'affirmation de son existence. Passer de l'idée de la chose à son existence est de l'angélisme. La pensée de l'homme ne fonctionne pas comme cela. C'est l'inverse, elle a besoin de la chose concrète, qui perçue par les sens, devient un concept formulé en une définition, en une idée.
Le P. Pagès imagine que les concepts sont nécessairement identiques à la faculté ou à l'acte de la faculté qui les produit. Selon lui, puisque la définition du concept renvoie à un être immatériel, la faculté qui l'a pensé est forcément immatérielle. La nature de la cause est identique son effet. Mais cela impliquerait également que si l'intellect connait la pierre, il devrait être aussi de la pierre. Or justement, l'intellect a la capacité de devenir toute chose par la connaissance sans devenir matériellement cette chose. Elle ne devient son essence que par mode spirituel et immatériel, en ne s'enrichissant, en accroissant son être de la forme de l'objet connu.
L'acte de l'intellect est bien un acte immatériel. L'image de l'objet, ce que saint Thomas appelerait le phantasme, une fois illuminé par l'intellect agent, n'a plus rien de matériel. Le concept fourni par cette opération, n'est plus que l'objet dépouillé de toute matérialité. C'est l'objet lui-même, sans intérmédiaire, sans représentation, mais sous la forme épurée de l'espèce sensible de la chose, qui devient intelligible par l'intellect agent, et devient par là aussi, la forme de notre intellect possible, autre nom de la faculté supérieure de l'âme nommée l'intelligence. Le concept est immatériel, l'acte qui le produit l'est également et pour finir la faculté qui exerce cet acte l'est aussi. Pour autant, même si strictement immatérialité est synonyme d'immortalité, dans une perspective aristotélicienne par exemple, on ne peut pas garantir cette égalité. En effet, les substances du monde physique dans un univers de type aristotélicien, sont toutes composées de matière et de forme, contrairement aux substances séparées tout à fait simple que sont les dieux, les astres, ces êtres du monde trans-physique. Chaque forme informe, et anime éventuellement, s'il s'agit d'un vivant, tel être particulier. A la séparation de la forme et de sa matière, la susbtance n'existe plus. La forme retourne à l'état de puissance et la matière se dissout en particules informes. L'homme d'Aristote n'échappe pas à cette loi de la nature. Même s'il y a la possibilité de l'immortalité de l'âme à cause de l'immatérialité de son acte de pensée, la substance doit logiquement disparaître lors de la décomposition de la matière et de la forme. Le débat historique de cette question n'a jamais été tranchée, et ne le sera jamais puisque Aristote n'est plus là pour nous dire ce qu'il pensait vraiment de l'avenir éternel de l'âme humaine.
Plutôt que de s'appuyer sur une démonstration païenne de l'immortalité de l'âme, mieux vaut recourir à une démonstration de la philosophie chrétienne. Et c'est saint Thomas qui nous la donne grâce à son dépassement de la philosophie du Philosophe, et à la métaphysique de l'Exode, du "Je Suis celui qui Suis", qui a abouti à la notion d'acte d'être. M. Etienne Gilson, dont nous reprenons les enseignements, en a abondamment parlé dans nombreux de ses ouvrages. Ce n'est qu'en montrant que l'âme est une substance intellectuelle qui possède son propre acte d'être (esse) qu'on peut s'assurer qu'elle survit à la séparation d'avec le corps qu'elle anime et qu'elle informe. L'homme n'est assurément qu'une seule substance. Il n'est pas un monstre métaphysique ou s'additionnneraient deux substances. L'être est un ou n'est pas. Et un être est une substance. On ne peut pas être deux et un, sous le même rapport et en même temps. Mais cette unique substance qu'est l'homme, existe par un acte d'existence ou d'être qui lui vient d'abord de l'âme. C'est elle qui comme le dit saint thomas accueille le corps dans la communion de son acte d'être, elle lui partage son propre être en lui donnant la vie, en le faisant vivre:
"D'une part, parce que ce même être de l'âme est communiqué au corps de telle sorte que soit unique l'être de la totalité du composé". (De anima, a.1, ad 1m)
Etant donné que l'âme est une substance en soi, qu'elle possède un acte d'être indestructible, car donné une fois pour toute par Dieu (qui théoriquement pourrait cesser de maintenir cet être dans l'existence, mais cela serait absurde de penser qu'il veuille anéantir un être qu'il a voulu immortel par essence grâce à son âme, ce qui reviendrait aussi à vouloir le néant comme finalité, soit le mal qui est du néant introduit dans l'être, comme le veut sa définition) et qui n'est pas composé avec de la matière. L'âme n'est pas simple comme Dieu, sinon elle serait Dieu, elle est composée, mais pas avec de la matière. Elle est une composition d'essence et d'acte d'être( ou d'existence). Cette composition là est indivisible.
L'âme est une forme pure de toute matérialité, qui la fait ressembler à Dieu, qui est à la fois la forme du corps et un principe intellectuel qui peut donc produire des objets immatériels appelés concepts.
L'âme est ainsi une substance subsistant à part entière, qui ayant son acte d'être propre, a non seulement la possibilité d'être immortelle, mais l'est même par nécessité. Une telle substance est indestructible et non soumise à la corruption.
Pour ce qui concerne la deuxième faculté, la volonté, certes elle est libre dans son choix et n'entre pas dans la catégorie des êtres déterminés. Cependant, on peut dire que la volonté tend naturellement vers le bien par une sorte d'inclination inconsciente. Le bien est sa fin. Elle n'a pas le choix de la fin, mais seulement des moyens. Il y a ici une sorte de détermination au bien. De plus au ciel, la volonté sera fixée dans le bien et totalement déterminée, et elle restera pourtant complètement libre en même temps. La détermination n'est donc pas strictement opposée à l'immortalité. Pour finir, on peut dire de la volonté ce qu'on disait de l'intellect. Les deux facultés travaillent de paire. L'intellect découvre et montre le bien à la volonté, qui le désire ou non. La volonté de son côté pousse l'intelligence à rechercher le bien et à se mouvoir dans sa discursion rationnelle. C'est un travail d'équipe parfaitement accompli et toujours imbriqué. C'est pour cela que la volonté est un nommé un "appétit rationnel", qui a le même objet que l'intellect, à savoir l'être. Pour elle, il s'agit de l'être désiré, pour l'intellect, de l'être connu en tant qu'être. Pour la volonté comme pour l'intellect, ce n'est pas leur mode opératoire ou le produit de leur acte qui compte, concept pour l'intellect ou élection-délectation pour la volonté, pour établir le fait de l'immortalité de l'âme. Seule la nature de l'âme elle-même importe comme nous l'avons déjà vu plus haut.
Si le P. Pagès veut fonder rationnellement l'immortalité de l'âme nous l'invitons à relireles textes du Docteur Commun et approfondir sa notion d'acte d'être.