Sagesse chrétienne
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· Pour la distinction cartésienne entre la liberté rationnelle et la liberté de choisir le pire en voyant le meilleur, j'ai peut-être retrouvé la référence pour toi, il s'agirait éventuellement de la lettre à Mesland du 9 février 1645. Peux-tu me préciser en quoi cette distinction te paraît signifiante pour ce qui concerne le mépris de l'héritage?  


Je suis tombé sur un article de l'académie de Reims traitant du problème. L'auteur semble ignorer que Descartes a varié dans le temps à ce sujet, comme pour d’autres d’ailleurs, passant du camp des thomistes et jansénistes au camp des molinistes lorsqu'une condamnation de Rome a commencé à menacer les adeptes de Port Royal. Comme pour l'affaire Galilée, Descartes a toujours été très pragmatique et a su se mettre à l'abri des accusations d'hétérodoxie. Ce changement de position rend l'explication de Descartes plus difficile, car il tente de défendre sa 4ème méditation de ses "Méditations Métaphysiques" (rédigées en 1640, date de la parution de "l'Augustinus" de Jansénius) qui rejette l'indifférence de la volonté de Molina, tout en démontrant que cette méditation ne s'oppose pas aux thèses du P. Pétau, le jésuite référence en la matière. Descartes croit être à l'abri de toute attaque théologique dans ses Principes philosophiques rédigés de 1641 à 1644. Mais après cette date, il ne cesse de se justifier dans ses lettres pour expliquer que sa 4ème méditation n'est pas incompatible avec la liberté telle que les jésuites la perçoivent. Il se livre à une gymnastique qui nécessite beaucoup de souplesse et qui donne une explication pleine de subtilité qui frise forcément l'inconséquence. C'est là-dessus que je vais me pencher avec plus d'attention. Bonne fin de week-end,   

 · Grâce à toi j’ai pu relire la très belle thèse de doctorat de Gilson sur la liberté chez Descartes datant de 1913 (une œuvre de jeunesse contenant quelques lacunes d’après l’auteur lui-même). Je me suis rendu compte que j’avais oublié une bonne partie du contenu de ce livre. Ainsi, cela me confirme combien le conseil que nous donnons à nos élèves de relire plusieurs fois leurs leçons est judicieux. La mémoire, variable selon les dons de la nature, a généralement besoin d’au moins une deuxième couche d’impression pour qu’elle puisse bien fixer les concepts, les conclusions des raisonnements, et plus encore les informations de détails, les noms et les dates par exemple, qui dans mon cas sont les plus durs à retenir. St Thomas distingue à la suite d’Aristote, comme je te l’ai dit la dernière fois, une mémoire plus liée aux images provenant du sensible, mémoire que nous avons en commun avec les animaux, et une mémoire purement intellectuelle, celle concernée par l’intellect qui lui ne travaille qu’à partir des « espèces intelligibles », abstraites des « espèces sensibles » par l’illumination de ce qu’il nomme « l’intellect agent », véritable lumière divine par participation, dont Dieu nous dote au moment de notre conception, au moment où il intervient personnellement pour créer directement l’âme raisonnable humaine, et en quoi on peut en effet l’appeler plus encore « Père ». Pour prendre une comparaison moderne imparfaite, parce que l’homme n’est pas une machine, quoi qu’en ait dit Descartes, on pourrait dire que la mémoire de la « raison particulière » dont le domaine d’action est le sensible matériel particulier, ressemble au disque dur d’un ordinateur, et la mémoire de « l’intellect possible » (nom de l’intellect passant de la puissance à l’acte, ou autrement la faculté intellectuelle proprement dit) , peut-être comparée à la « mémoire vive ». Mais, là encore l’analogie est défectueuse, puisque strictement parlant, un ordinateur n’abstrait rien à partir de données matérielles, il ne pense pas, il calcule à partir d’une binarité. La plupart de nos contemporains s’imagine que la pensée est le produit d’un organe corporel, le cerveau. Ce sont donc des atomistes à la Démocrite, la pensée étant un flux d’atomes, une chose matérielle, ce qui d’un point de vue philosophique me paraît absurde. Il ne peut pas y avoir du plus parfait dans l’effet que dans la cause. Et de la matière ne peut pas sortir par nature et tout seul de l’immatériel. Je suis donc de l’avis de St Thomas que l’intellect est une faculté qui ne se sert d’aucun organe, même si le cerveau est sollicité dès que l’âme végétative et l’âme sensible sont en acte.  

Excuse-moi cette digression, qui pourtant me semblait importante à faire ; je reviens donc à nos moutons cartésiens. Je me suis relancé donc, dans une lecture minutieuse et attentive de cet ouvrage lu il y a bien des années déjà. Quel bonheur de relire un tel maître et de suivre sa pensée pas-à-pas, en faisant soi-même l’effort de comprendre argument après argument, d’aller des principes aux conclusions et par cette gymnastique réflexive, de devenir un tant soit peu moins ignorant mais surtout d’acquérir une véritable vertu intellectuelle, un « habitus » propre à rendre la pensée plus souple, incisive, plus forte évidemment, plus pénétrante, plus sûre et moins sujette à l’erreur des syllogismes sophistiques. 

 C’est donc avec bonheur que j’ai retrouvé le point de départ des certaines thèses gilsoniennes, qui éclaircissent le projet initial du cartésianisme : fonder la physique nouvelle à l’appui d’une métaphysique acceptable par les théologiens de son époque, garants du succès ou non de toute théorie scientifique d’alors. Mais peut-être sais-tu déjà tout cela. Je préfère dans le doute te le redire, ne serait-ce par que cela me fait du bien de mettre par écrit ce que je crois avoir compris.  Pour comprendre le double problème de la liberté divine et humaine chez Descartes, il faut remonter aux années 1626-29 pendant lesquelles l’ancien élève des Jésuites leur a faussé « compagnie » (c’est la cas de la dire) pour aller puiser son inspiration auprès de la jeune congrégation de l’Oratoire, et donc auprès de son fondateur le Cardinal de Bérulle, et encore plus en côtoyant assidument son meilleur théologien, le Père Gibieuf. Le séjour de Descartes à l’étranger pour se mettre au calme et mettre en place sa nouvelle vision de la métaphysique et de la physique, est à comprendre comme un véritable envoi en mission impulsé par Bérulle. 

 Que ressort-il de cette influence ? Une approche éloignée de la théologie traditionnelle de l’Ecole, et donc de St Thomas et de cette scolastique apprise en détail pendant les trois années passées à La Flèche sous l’autorité des Pères de la Compagnie de Jésus. Avec la théologie de l’Oratoire, on quitte St Thomas pour rejoindre le Pseudo-Denys, c’est-à-dire un néo-platonisme ou l’Unité de Dieu devient l’idée maîtresse, le point de départ de tout le reste. Et justement, ce principe va entraîner toute une série de conséquences : amplitude divine (plus une chose est ample moins elle comporte de puissances (facultés) différentes, plus elle est proche de l’acte pur, sans division ni composition et donc plus « une »). L’Un doit être un et tout à la fois, il doit enfermer en soi tous les biens virtuellement possibles. Seul Dieu est UN et Amplitude parfaite ou infinie. Dieu n’ayant pas de limites à cause de cette amplitude, il possède l’indépendance absolue, et donc il n’a ni principe ni fin. Conclusion : Dieu ne poursuit aucune fin. Dieu ne poursuivant aucune fin, ne procède pas par délibération et choix. En d’autres termes sa volonté n’est pas distincte de son intelligence, contrairement à l’enseignement traditionnel des scolastiques. Gibieuf arrive là bel et bien à un virage théologique. Il ne s’agit plus seulement d’un primat de « priorité », ou de « noblesse », d’ordre métaphysique de la volonté sur l’intelligence, comme ce fut le cas chez Duns Scot, qui maintenait en Dieu une distinction au moins « de raison » entre ces deux facultés (car réellement, en Dieu, et son intelligence et sa volonté sont son propre être, comme toute son essence l’est aussi ; Dieu étant Acte Pur d’être, il est purement et simplement, et n’est pas telle ou telle chose). Du coup avec Gibieuf et Descartes, on arrive à un Dieu dont la volonté se confond avec l’intelligence, et donc il n’y a pas à rendre raison des décisions divines, seule sa volonté compte. Par conséquent, ce qui est vrai, ne l’est plus parce que cela correspond à la vérité des essences, mais parce que Dieu le veut. Un triangle peut désormais avoir ses trois angles non égaux à deux droits, ou les rayons d’un cercle plus de la même longueur. Si les mathématiques sont des créatures de Dieu, simple produit de son bon vouloir, indépendamment de toute autre cause, et non plus les « vérités éternelles » des choses présentes dans la pensée divine, et qui feront que les essences des réalités auront leur fondement dans une pensée et non dans une seule volonté arbitraire, alors en effet elles peuvent aboutir à ce que deux fois deux ne font plus quatre.  

Seule reste la cause efficiente et la cause finale disparaît. Or, quel est le but de Descartes : enlever les causes finales pour expliquer le monde physique uniquement par les causes efficientes. Ce qui importe c’est de rendre raison du comment et non du pourquoi. Grâce à l’infini de Dieu, Descartes peut arriver à sa distinction entre l’infini et de l’indéfini. En accoutumant les esprits à la notion d’infinité de Dieu, Descartes peut arriver à faire accepter l’idée d’une matière indéfinie, sans bornes, de l’infinité du monde, et des mondes (il est en cela le précurseurs des adeptes des extra-terrestres car il songe à la possibilité de créatures supérieures à l’homme dans d’autres mondes de l’univers). Partant, il peut fonder sa physique. La matière cartésienne n’étant que l’étendue à trois dimensions, elle ne suppose aucun vide. La théorie de la divisibilité indéfinie de la matière lui permet de poser un monde dans lequel le mouvement n’est possible que si l’étendue est indéfiniment divisible, car pour qui est mouvement dans un espace plein (sans aucun vide) il est nécessaire qu’une partie de la matière passe d’un lieu à un autre en laissant un espace libre pour cette matière qui se déplace, avec à des espaces de plus en plus petits établis grâce à la divisibilité indéfinie de la matière.  

Descartes fonde ainsi sa physique sur l’idée de l’infinité de Dieu et de sa liberté absolue soumise à aucune limite ni cause puisqu’en Dieu volonté et intelligence ne sont qu’une seule et même chose, ou plutôt ne sont pas distinguables, ce qui implique que Dieu agit sans finalité autre que son pur vouloir. Cela t’évoque-t-il une de nos précédentes discussions ? Il est remarquable que cette théologie en rappelle une autre : celle de l’Islam. Si ce que j’ai lu est exact, et si cela correspond à la position « orthodoxe » musulmane pour laquelle Dieu ne serait que pure volonté. C'est en tout cas ce qu'affirme l'ouvrage The Closing of Islam: "Les raisons de Dieu sont inconnaissables, puisqu’il agit comme bon lui semble. De même, la nature n’est pas dotée de lois stables, puisque son existence et sa prolongation à chaque instant sont l’œuvre d’un miracle permanent. Cette option philosophique, connue sous le nom de volontarisme affirme que Dieu est la cause directe de tout : si la laine brûle au contact du feu, c’est parce qu’Allah lui a ordonné de brûler. Parce qu’il est œuvre de volonté et non de raison, l’univers ne peut être connu : la volonté est sa propre finalité. Chercher à comprendre la volonté divine relève alors de l’impiété". Peut-être n'est ce pas la théologie officielle de l'ensemble des penseurs de l'islam, c'est au moins celle de ceux que saint Thomas nommait les Motecallemin ou Loquentes, en reprenant Moïse Maïmonide, c'est-à-dire des penseurs musulmans qui "supprimant la forme des choses, refusent d'interposer aucune nature entre les phénomènes et la libre volonté du Créateur", et qu'ainsi "tout découle de la simple volonté de Dieu sans aucune raison" (dans Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, p.10  de Gilson)

La ressemblance me semble assez frappante avec ce qui a été dit ci-dessus. Voilà pour ce qui a trait à la liberté divine. Il me faut maintenant m’entretenir avec toi de la liberté humaine. Mais, je te laisse lire ces quelques réflexions avant de m’y atteler. Ce sera pour une prochaine fois. Aurai-je le temps d’ici le voyage en Angleterre la semaine prochaine ? Il se pourrait que ce soit après, peut-être même pendant les vacances de Pâques. Ce n’est donc que partie remise. A bientôt 

 De retour de la perfide Albion, et ce malgré la fatigue, je reprends mon enquête sur la liberté humaine. Descartes suit st Thomas sur un point capital de l’explication de la liberté, il admet une action réciproque de l’entendement sur la volonté et inversement. On retrouve également des notions essentielles du thomisme : le bien est l’objet propre de la volonté, et donc la volonté tend vers le bien ; mais rien n’est voulu sans être connu, ainsi la volonté tend vers un bien d’abord appréhendé par l’entendement.  

Descartes n’aimait pas le jargon, compliqué à ses yeux, de l’Ecole ; s’il remplace les termes de « forme », « matière », par le « fait »et le « ce qui arrive », il rejoint la doctrine des rapports de l’action et de la passion pour rendre raison de cette influence réciproque de l’entendement et de la volonté. Cependant, Descartes va s’intéresser au problème de l’activité ou passivité de l’âme tout entière par rapport au corps. Sur ce point-là il va s’écarter de la position scolastique, car seules certaines pensées sont immédiatement au pouvoir de l’âme sans intervention directe du corps, alors que chez st Thomas, aucune pensée n’accède à l’âme sans passer auparavant par le corps. Autre emprunt mais non sans quelques modifications : Descartes va transposer à l’erreur ce que st Thomas disait du péché. 

Pour lui, l’ignorance et l’erreur sont à l’origine de beaucoup de fautes. Par un faux jugement nous prenons le mal pour le bien. L’erreur, comme approbation donnée au faux à la place du vrai, est plus grave que l’ignorance, simple absence de science, et est donc de même nature que le péché.  De même que dans le processus qui mène au péché, l’entendement se livre à une délibération, non sur la fin (car elle est toujours désirée pour elle-même) mais sur les moyens pour atteindre la fin. Cette délibération débouche sur un jugement, ou réside la possibilité de l’erreur, et ensuite la volonté accepte ou non par une élection le moyen proposé pour atteindre la fin, c’est à cette étape que réside la possibilité du péché.  De ceci Descartes retient l’idée que l’erreur comme mal peut être évitée comme l’est le péché dans le choix moral de la volonté. Dieu veut qu’on puisse éviter la mal, et nous en a créés capables sinon il serait trompeur. Si nous sommes fermement résolus à éviter l’erreur, nous devons en être capables. Pour st Thomas, à part les mathématiques et les vérités révélées, la science humaine n’est que probable et sujette à l’erreur, selon notre nature finie et limitée. Pour Descartes le probable équivaut à l’erreur. Son projet est de construire toute la science sur le modèle des mathématiques afin que la connaissance humaine soit infaillible. Si la science doit être certaine, il suffit que la volonté soit toujours maîtresse de ses conclusions. Tout comme on peut vivre sans jamais pécher, on peut penser sans jamais se tromper, puisqu’on peut refuser les propositions douteuses de notre entendement. Descartes dote en quelque sorte la volonté d’un pouvoir de jugement qui est très éloigné du thomisme. 

 Le problème de la liberté s’insère dans ce problème de la possibilité de l’erreur. Descartes sait que pour les théologiens comme st Thomas être libre consiste à ne pas pécher. De même à ses yeux, la liberté consistera à prendre la résolution de ne jamais se tromper. Pour établir ceci, Descartes se livre à la critique de la liberté d’indifférence dans sa 4ème méditation. 

 Descartes, au moment où il compose ses méditations, avait le choix entre deux conceptions de la liberté, défendue chacune par deux écoles de pensée : la liberté d’indifférence de Molina qui requiert une absence de détermination, et la liberté thomiste reprise chez Augustin, qui requiert une absence de contrainte. Or, cette deuxième notion de la liberté est la doctrine suivie par Gibieuf, et de son supérieur Bérulle, qui reprenant le double mouvement plotinien pour expliquer que Dieu nous fait sortir de lui en nous créant d’abord en nature puis nous attire à lui par sa grâce. Plus nous serons à Dieu et préservés du péché, plus nous serons libres. Le summum de la liberté est de ne plus pouvoir pécher. Dieu étant parfait et étant son être, n’est déterminé par rien, et donc indifférent à tout. L’homme au contraire, être créé, et dépendant de son créateur doit se conformer à la règle imposé par Dieu. La liberté d’indifférence n’est pas celle des théologiens mais des philosophes. Car la vraie liberté est celle qui libère du péché pour participer à l’infini de Dieu. En suivant cette voie, Descartes, ne nie pas que l’indifférence existe dans la volonté, mais il y voit son degré le plus bas, à cause du défaut de connaissance qu’elle suppose. En s’appuyant sur le cogito, il montre que plus l’entendement est éclairé, plus la volonté est entraînée à reconnaître la véracité du jugement (le cogito est l’exemple même du jugement libre, on ne peut pas ne pas l’affirmer tellement il s’impose comme évident). La grande lumière fait naître une grande inclination de la volonté, sans aucune indifférence dans ce mouvement. L’indifférence équivaut à l’ignorance, et comme les connaissances douteuses doivent être tenues pour fausses. Seule la certitude peut éliminer l’indifférence. Passer de l’ignorance aux idées claires et distinctes, c’est aussi faire un meilleur usage de la vraie liberté. La liberté parfaite réside dans l’adhésion de la volonté au bien et au vrai, et moins l’entendement sera dans l’incertitude, plus l’acte qui entraîne la volonté sera fort et plus la volonté sera libre. 

 L’auteur du site de l’Académie de Reims n’est pas le seul à confondre la pensée de st Thomas et de Descartes. Voici ce que je lis sur le site Libre Arbitre :  « la maxime que Descartes a professée dans le Discours de la méthode (« il suffit de bien juger pour bien faire ») équivaut à la « doctrine ordinaire de l’Ecole » selon laquelle : voluntas non fertur in malum, nisi quatenus ei sub aliqua ratione boni repraesentatur ab intellectu (la volonté n’est pas portée au mal, si ce n’est dans la mesure où ce mal est représenté par l’entendement sous quelque apparence de bien) laquelle correspond à la devise socratique : d’où vient ce mot : omnis peccans est ignorans. Ainsi, si l’entendement voyait toujours le bien, il le choisirait nécessairement, malheureusement il présente à la volonté « souvent diverses choses en même temps » d’où vient le mot d’Ovide (video meliora proboque) lequel ne concerne que « les esprits faibles ».  

Je crains que malheureusement les choses ne soient pas si simples et st Thomas n’est pas avant tout un disciple de Socrate ni même d’Aristote. En tant que théologien, il est par-dessus tout à l’écoute des Saintes Ecritures et du théologien par excellence qu’est st Paul, et qui lui rappelle avec force que « vouloir le bien est à (notre) portée, mais pas l’accomplir ». L’Apôtre des gentils expose une loi de contradiction qui pèse sur tout homme, et à commencer par lui-même, malgré les grandes lumières surnaturelles reçues depuis le chemin de Damas : « Puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi s’imposant à moi, quand je veux faire le bien ; le mal seul se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur, mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. » (Ro, 7, 18-23)

  Descartes, qui connaît parfaitement bien ce passage ultra classique, peut-il dire à la suite de St Thomas, comme le cite le professeur rémois qu’ « il suffit de bien juger pour bien faire » (A Mersenne, 27 avril 1637)? Cet enseignant ajoute lui-aussi en commentaire, que Descartes ne s’écarte pas de la doctrine thomiste. Il semblerait que, à moins que st Thomas ne veuille contredire la doctrine de st Paul que l’Eglise a faite sienne, on soit obligé de minimiser cette assertion, et de la nuancer assez fortement.  

Peut-être que ce qu’on croit être le thomisme de Descartes, n’est pas nécessairement celui de st Thomas. Je crains que ni Descartes, ni ses commentateurs actuels, ne connaissent exactement la teneur de la pensée de l’ « ange » de l’Ecole. Que dit-il vraiment sur le sujet et comment concilier la suffisance du jugement pour bien agir avec l’opposition paulinienne entre la raison et la loi qui l’empêche d’atteindre le bien moral?  

Il est certain que des trois années passées à la Flèche à étudier la pensée scolastique, au rythme de quatre heures par jours hormis les week-ends, Descartes a conservé quelques notions thomistes basiques. Il n’a pas oublié que pour st Thomas, c’est un principe bien admis que l’entendement peut prendre un mal pour un bien à cause d’un mauvais jugement, bien que cependant les textes où il associe l’erreur au péché soient très peu nombreux. Mais ce qu’en dit exactement st Thomas, c’est ce qu’il faut regarder par exemple dans la question 63 article 1, 4 de la première partie de la Somme Théologique consacrée au péché des anges.  

La première chose mettant à mal la citation de Descartes, est la distinction faite par st Thomas entre les deux manières dont le péché peut se produire dans l’acte du libre arbitre. Il existe donc des cas où le libre arbitre peut pécher sans que cela soit dû à de l’ignorance ou à l’erreur du jugement, ceux dans lesquels « il choisit un objet bon en soi sans tenir compte de l’ordre imposé par la règle morale ». Un tel péché précise st Thomas ne requiert pas une ignorance mais « seulement l’absence de considération de ce qui doit être considéré ». C’est alors un désordre par rapport à la règle de la volonté divine.  

De plus, si maintenant on considère le cas où le libre arbitre pèche par ignorance, et où l’objet choisi est un mal et non un bien, il faut être vigilant à ce qu’en dit le Docteur Commun de l’Eglise. Celui-ci dit en effet que le mal doit être choisi comme un bien pour rester logique avec le grand principe aristotélicien selon lequel la volonté ne se porte que vers un bien. L’adultère pèche en commettant un acte mal en soi, mais il ne le fait pas pour commettre un mal en soi mais pour en tirer quelque bien. La jouissance de l’union sexuelle est bien la fin visée par l’homme adultère, même si en visant ce bien il pèche gravement par la même occasion, ce qui n’est pas son but premier. L’erreur du jugement dont parle st Thomas n’est pas ici une ignorance, car l’adultère sait qu’il trompe son épouse et que cet acte va à l’encontre du sixième commandement divin du Décalogue. St Thomas n’hésite pas à préciser à la fin de son argument que cet homme commet l’adultère « même s’il sait à quoi s’en tenir sur les exigences de la moralité en général ». Il ne s’agit donc pas ici d’une erreur sur l’aspect peccamineux de l’acte, mais bien d’un choix d’une « délectation désordonnée comme si elle était un bien actuellement désirable ». L’erreur consiste donc dans ce cas précis à choisir un mal qui a l’apparence d’un bien, en toute connaissance de cause. Car, par définition, pour qu’un péché soit tel, il faut que l’homme ait conscience de mal faire. En plus de la liberté de la volonté, le péché exige une connaissance du mal.  

Le problème vient aussi du fait que Descartes a transposé le cas du mal moral du péché à celui de l’erreur du jugement, ce qui a tendance à brouiller les choses. En nommant « jugement », acte réservé à l’entendement chez st Thomas, ce qui s’appelle élection de la volonté chez ce dernier, Descartes finit par croire qu’il suffit de vouloir pour bien faire, comme dans le dicton populaire « quand on veut on peut ». Mais en matière de choix des actes moraux, la nature blessée de l’homme est plus complexe dans son fonctionnement. Pour st Thomas, il est donc faux de dire qu’il suffit de bien juger pour bien agir.  

J’espère que toutes ces considérations pourront t’être utiles pour tes cours. La grande idée à retenir est qu’une pensée aussi géniale soit-elle ne surgit pas de nulle part, et que tout progrès s’appuie sur un fondement antérieur, ou autrement dit sur une tradition. Rien n’est progressiste sans conservatisme. On ne peut pas bien comprendre un auteur il me semble (et ceux que je viens te citer le démontrent) sans connaître le milieu dans lequel s’est modelée sa pensée, et les références qu’il utilise.  

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