A propos de l’article du Père Bandelier dans le n°1301 de Famille Chrétienne Décembre 2002
Mon Père,
Je réagis bien tardivement à votre article du Famille Chrétienne n°1301, « Jésus savait-il qu’il était Dieu ?», non pas parce qu’il m’aurait fallu du temps pour y réfléchir, mais plutôt par aversion pour la controverse. C’est sur les insistances répétées d’un ami, fidèle lecteur de vos articles, et par souci de vérité que je me permets de vous écrire. J’aime aussi lire vos réflexions et apprécie vos efforts de clarifications de la Foi chrétienne, et c’est donc dans un esprit de charité fraternelle que j’ose mettre en doute certaines assertions avancées dans le dit article. Ce que je crois avoir compris de la science du Christ n’est évidemment pas l’élucubration personnelle d’un laïque « enragé » en quête de sensations théologiques, mais vient simplement de la Tradition de l’Eglise telle que vous avez dû vous-même la lire dans son résumé le plus récent qu’est le Catéchisme de L’Eglise Catholique, ainsi que dans l’enseignement de ses grands docteurs, dont celui qui lui est « commun ».
Vous avez eu tout à fait raison de réagir contre la tendance théologique très à la mode, enseignée aussi jadis par Photin et Paul de Samosate, qui réduit le Christ au seul état d’homme. Vouloir ne pas déborder dans l’extrême inverse en privant le Christ de son humanité est aussi une très bonne chose, cela évite de tomber dans l’erreur des Manichéens pour lesquels le Fils de Dieu n’avait pas assumé un corps authentique, ou dans celle d’Arius qui supposait qu’il n’avait pas eu d’âme, ou encore dans celle d’Apollinaire de Laodicée qui pensait que le Verbe remplaçait l’âme humaine du Christ. Ne faut-il pas, comme c’est souvent le cas, prendre une voie médiane, ou plutôt dans le cas présent, réunir ces morceaux d’un Christ mutilé pour affirmer comme le fait l’Eglise, que le Christ est vrai Dieu et vrai Homme à la fois ?
Vous avez aussi raison d’affirmer qu’il faut éviter les réponses trop simples, le problème est justement qu’il me semble que vous tombez vous-même dans le trou que vous venez de signaler en ne précisant pas assez les choses concernant la science du Christ. Jésus n’est pas un « extraterrestre » mais il n’est pas non plus un homme ordinaire. C’est en effet un simplisme que de dire « Jésus est vrai Dieu et vrai homme, or Dieu sait tout, donc Jésus sait tout », mais c’en est un aussi de dire « Jésus n’est pas un extraterrestre qui sait tout. Dans la vie quotidienne, il doit s’informer, comme tout le monde ». Justement Jésus n’est pas « comme tout le monde » et c’est là que le bât blesse. Croyez-vous vraiment que celui qui a dit à la Samaritaine « Tu as bien fait de dire ; je n’ai pas de mari, car tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari », ou à Nathanaël qui lui demande « D’où me connais-tu ? », lui répond « Avant que Philippe t’appelât, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu », science hors norme qui fait dire immédiatement à Nathanaël « tu es le fils de Dieu », soit un homme ordinaire ?
Si Jésus demande à ses disciples « Combien de pains avez-vous ? », « pour vous qui suis-je ? » ou à la femme hémorroïsse « Qui m’a touché ? », ce n’est pas pour s’informer, mais comme pour beaucoup de pédagogues, pour que le disciple soit instruit. C’est la bonne vieille méthode de Socrate, interroger pour que l’élève trouve lui-même la réponse, ou pour donner un enseignement. Saint Thomas d’Aquin résume la pensée de biens des Pères (je regrette de ne pas avoir gardé une citation de St Léon le Grand parmi les textes quotidiens proposés par « Magnificat », et qui disait la même chose) en reprenant Origène dans un passage de la Somme Théologique : « Le Seigneur interrogeait non pas pour apprendre quelque chose, mais pour instruire en interrogeant : car d’une source unique de doctrine émanent les interrogations et les réponses sages » (III ,15,3).
De plus il ne faut pas que le simplisme numéro un « donc Jésus sait tout » soit rejeté par un autre simplisme « donc Jésus ne sait pas tout, donc il ne sait pas qui l’a touché ». Quel piètre Messie Dieu- fait- homme que ce Jésus incapable de discerner une femme qui le touche juste derrière lui, car cette femme était tout contre lui pour le toucher de la sorte, même si l’on peut imaginer une foule compacte, un homme ordinaire en se retournant sur le coup aurait pu deviner qui le touchait. On voit très bien la feinte de Jésus, se retournant vers la femme, attendant d’elle un aveu qui allait permettre d’édifier les disciples, la foule présente et tous les chrétiens à venir qui allaient lire ce passage de l’Évangile. Sinon heureusement que c’était Judas qui avait la charge de la bourse commune. Lui au moins il ne risquait pas, vu son amour pour l’argent, de se faire mettre la main dessus par un pickpocket sans s’en rendre compte ! Il est donc important de préciser ce que Jésus ne pouvait pas savoir et l’on verra que les deux exemples donnés ici ne sont pas concernés.
Afin de ne pas simplifier la science du Christ il est bon de rappeler qui est celui dont on parle et si sa science est unique. Or comme le rappelle le Catéchisme , le Christ a une connaissance naturelle à l’âme humaine, encore faut-il préciser ce que signifie pour le Christ « croître en sagesse, en taille et en grâce » et même d’avoir à s’enquérir sur ce que dans la condition humaine on doit apprendre de façon expérimentale » (CEC, 472). Le seul défaut du CEC est qu’il ne rentre pas dans les détails et ne dit pas tout, ce qui peut exposer certains lecteurs à des conclusions un peu hâtives.
Le CEC n’en reste cependant pas là puisqu’il rajoute ensuite un paragraphe qui complète la science du Christ de la même façon que l’avait fait son Docteur Commun : Il parle de « cette connaissance vraiment humaine du Fils de Dieu [qui] exprimait la vie divine de sa personne » et ce « par son union au Verbe » (CEC, 473) et que Saint Thomas qualifie « connaissance bienheureuse ». Le Christ a donc vécu toute sa vie terrestre, et ce dès sa conception, dans la vision béatifique.
Le Catéchisme précise ensuite que « le Fils montrait aussi dans sa connaissance humaine la pénétration divine qu’Il avait des pensées secrètes du cœur des hommes » (CEC, 473), ce qui ruine la thèse de l’interrogation par ignorance. Le Christ, avant même que la femme hémorroïsse n’ait commandé à son bras de se lever, savait donc puisqu’il lit dans les cœurs, ce qu’elle avait l’intention de faire. De par son union au Verbe, l’âme du Christ voit le Verbe et les réalités dans le Verbe. Saint Thomas dit que « l’âme du Christ connaît dans le Verbe toutes les réalités, à quelque moment qu’elles existent, même les pensées des hommes, dont il est le juge. Aussi cette parole de St Jean ; « Il savait ce qu’il y avait dans l’homme », peut s’entendre non seulement de sa science divine, mais aussi de cette science que son âme possédait dans la vision du Verbe » (S.T, § c ,III,10,2).
En plus d’une science créée dans le Christ, il est nécessaire de lui attribuer une science proprement divine, qui est celle du Verbe, et qui d’après saint Thomas a permis au Christ de connaître « toutes choses dans la science divine par le moyen de l’opération incréée qui est l’essence même de Dieu » (S.T,III,9,1).
Nous ne parlerons qu’en passant de la science infuse dans l’âme du Christ, qui concerne son âme créée et humaine, par laquelle il avait une connaissance de toutes les réalités naturelles et surnaturelles, l’essence divine exceptée.
Que reste-t-il donc au Christ à connaître ? La fameuse science expérimentale ou acquise, celle de tout homme, celle qui oblige l’intellect à avoir recours « aux réalités inférieures, c’est à dire aux images, qui sont aptes à mouvoir l’esprit par la vertu de l’intellect agent : à ce point de vue encore il fallait que le Christ fût rempli de science » (S.T,II,9,4). Pour ce qui concerne la croissance en sagesse et en grâce, il est bon de se souvenir de l’avertissement de saint Jean Damascène : « ceux qui prétendent que le Christ a progressé en sagesse et en grâce, en ce sens qu’il a reçu un accroissement de sagesse ou de grâce, ne respectent pas l’union hypostatique. » Saint Ambroise nous dit qu’il faut entendre par là une sagesse humaine, et saint Thomas de rajouter « celle qui s’acquiert d’une manière humaine, c’est-à-dire par la lumière de l’intellect agent » (S.T,III,12,2). Le Christ a ainsi pu comme tout homme « abstraire les espèces intelligibles des images par le moyen de l’intellect agent ». Est-ce cette croissance dans la science qui aurait permis à Jésus de savoir qui l’avait touché ? Certes non.
Cependant à la question « le Christ a-t-il pu savoir qui l’a touché par sa science infuse ? », il faut donc répondre par « oui ». A la question « le Christ a-t-il pu savoir qui l’a touché par sa science de bienheureux ? », il faut répondre « oui ». A la question « le Christ a-t-il pu savoir qui l’a touché par sa science divine ? », il faut bien évidemment répondre « oui ». Cela fait trois bonnes raisons d’admettre que le Christ savait qui l’avait touché et combien de pains avaient les apôtres.