Quelques réflexions personnelles suscitées par “Éros, corps et eucharistie”, d’Emmanuel Falque au nouvel Institut Jean-Paul II. Dans La Croix le 14/12/2017
Ce n'est pas très habituel de parler "d'éros" pour l'eucharistie, car si le terme désigne l'amour parfois divin chez les grecs, il s'agit souvent de l'amour sexuel et à une époque surtout la pédérastie.
Dans ces pensées disparates, une seule chose m'a marqué: la distinction (idée déjà vue ailleurs mais où, sans doute chez Lubac puisqu'il le cite juste après) entre le « corps véritable » (corpus verus) et le « véritablement corps » (corpus vere) ...lequel "comme corps historique du Jésus crucifié on ne saurait bien sûr manger, au risque de sombrer dans un cannibalisme aussi stupide qu’impossible à supporter". Pourquoi on ne mangerait le corps historique de Jésus s'il est présent réellement sous les espèces du pain et du vin par une conversion surnaturelle. St Thomas citant st Ambroise dit que " ce que nous consacrons, c'est le corps né de la Vierge... en dehors de l'ordre naturel..."
Le corps né de la vierge n'est-il pas le corps historique de Jésus? Il va falloir que je relise Lubac mais je crains ne pas avoir l'ouvrage en question (Corpus mysticum, L'eucharisie dans l'Eglise au Moyen Age), cependant il a dû en parler ailleurs si c'est vraiment une idée fondamentale.
Dans "Catholicisme" le cardinal de Lubac évoque en effet le "verum corpus", mais c'est pour à la suite des Pères de l'Eglise signifier le corps physique du Christ ou la présence réelle, en parallèle et unité profonde au "corps mystique". Dans le triple mode du corps du Christ (espèces pain et vin, corps même du Christ et unité de l'Eglise) il y a continuité.
Je voulais juste être sûr qu'il ne dissocie pas le "corps historique" de Jésus de son "corps eucharistique" comme semble le faire E. Falque. Car pour lui ce serait abominable de manger le vrai corps de Jésus= anthropophagie. Donc on ne mange pas le corps historique de Jésus (le corps réel de Jésus de Nazareth né de Marie). Cependant en relisant, son texte, je n’arrive pas à savoir si c’est sa position ou celle qu’il critique. Ce n’est pas très clair. Peut-être l’accuse-je à tort. Quoi qu’il en soit, à supposer que ce n’est pas lui qui soutient une telle opinion, c’est donc l’un de ses frères théologiens. La discussion en vaut donc la chandelle, car des catholiques lisent ces théories et en viennent à penser que manger le corps historique du Christ est une horreur.
J'ai relu récemment quelques lettres des Provinciales de Pascal. C'est frappant comme on y retrouve les mêmes critiques qu'on pourrait faire à certains fils de Loyola contemporains. La mauvaise casuistique (car Lubac n'entre pas dans cette catégorie) n'a pas pris une ride. En parlant de Lubac, je vais bientôt terminer son Corpus Mysticum. Ça m'a ouvert les yeux sur une réalité eucharistique que je connaissais vaguement sans vraiment y penser. Je suis rassuré. Il ne dit pas du tout ce que laissait entendre le théologien dont tu m'avais fait passer l'article et qui sous entendait (si j'ai bien compris) que le corps historique du Christ n'était pas le corps présent réellement dans l'hostie. Lubac, c'est du solide. Pas étonnant que Benoît XVI l'aimait autant. .
Après une lecture plus attentive dans Corpus Mysticum du passage sur le corps eucharistique du Christ, il semblerait que ce théologien déplore une dérive qui s’est faite au sujet de la présence réelle du Christ dans l’hostie consacrée. C’est donc positif. Je maintiens que la référence à l’amour éros dans le cadre de la manducation de l’eucharistie sonne toujours incongrue à mes oreilles. Le terme grec évoque pour des esprits médiévaux, classiques et surtout contemporains, avant tout un amour charnel. On ne vend pas des bibles ni des soutanes dans les salons ou boutiques de l’érotiques qui se multiplient ça-et-là. Sur les grands panneaux publicitaires qui en font la promotion près des centres commerciaux on voit plus des jeunes filles en porte-jarretelles que des nonnes en cornettes. C’est étrange d’insister sur un amour tourné vers les sens alors que d’un autre côté, l’auteur, tout en défendant la présence substantielle du corps et du sang du Christ dans les espèces eucharistiques, écarte l’aspect charnel du corps, en disant à juste titre qu’on ne mange pas de la viande. La sexualité érotique est un contact de chair à chair, d’organe à organe, de peau à peau. Pourquoi alors insister sur l’élan érotique du communiant vers Dieu, alors que dans la communion sacramentelle, les sens ne servent à rien et ne perçoivent absolument pas la substance du Christ mais seulement les espèces du pain et du vin. L’amour d’amitié (φιλία) ou de charité (ἀγάπη) ne sont-ils pas plus adaptés à la situation ? Est-il approprié d’introduire l’érotisme d’un côté tout en écartant le corps charnel de l’autre ?
Il me faut pour finir parler du point central contenu dans le passage suivant : « Reste que seule la distinction progressive du « corps véritable » (corpus verus) et du « véritablement corps » (corpus vere) résoudra ce que la querelle n’avait fait jusque-là que soulever. Du « corps véritable » (corpus verus) comme corps historique du Jésus crucifié on ne saurait bien sûr manger, au risque de sombrer dans un cannibalisme aussi stupide qu’impossible à supporter. Mais au « véritablement corps » (corpus vere) du Christ ressuscité on doit cette fois communier, pour ne pas perdre les marques ‘pathiques’ de ce que fut aussi son être incarné ».
Le premier mot, me fait hésiter sur la pensée personnelle de M. Falque. Mais peu importe, puisqu’il s’agit de comprendre la position de l’Eglise là-dessus. Pour commencer je dirai que Lubac ne parle, sauf erreur de ma part, à aucun moment de la distinction « corpus verus » et « corpus vere ». Il cite des auteurs médiévaux qui passent des termes « corpus verus », « verum corpus » ou «veritater ». La présence du Christ dans l’hostie est « in veritate ». Bref, dans le sacrement de l’eucharistie, le Christ est présent véritablement, en vérité, vraiment. C’est son vrai corps et son vrai sang sous une forme mystérieuse (ou mystique), sans la quantité et la qualité du corps historique certes, mais la substance est la même. Nous mangeons bien le corps historique né de la Vierge, sous une forme sacramentelle ou la substance est la même qu’il y a 2000 ans mais les « accidents » différents. On voit du pain mais ce n’est pas du pain. On ne voit pas de la chair mais c’est de la chair.
Lubac voulait juste montrer une translation du terme corps mystique au fil du temps, d’abord signifiant l’hostie puis maintenant l’Eglise. La conclusion est que de toute façon les deux réalités sont liées. Le sacrement de l’eucharistie est finalisé par l’unité du corps mystique du Christ qu’est l’Eglise. En communiant, nous sommes unis, incorporés, par la charité divine, les uns aux autres et tous au Christ. Nous devenons les membres d’un même corps dont le Christ est l’unique tête. Au ciel cela sera réalisé parfaitement pour constituer ce que le philosophe Leibniz appelait je crois « la République des esprits », société bienheureuse des élus en Dieu.
Aucune crainte à avoir. En mangeant le corps historique du Christ nous ne sommes pas des cannibales. L’un n’empêche pas l’autre ainsi que pourrait le laisser penser le passage. Pour conclure laissons la parole à St Thomas et à sa façon géniale de dire en peu de mots de longues et grandes choses ramassées ici dans sa prière d’avant la communion eucharistique : « Donne-moi, je t’en prie, de ne pas recevoir simplement le sacrement du corps et du sang du Seigneur, mais bien toute la force et l’efficacité du sacrement. Dieu plein de douceur, donne-moi de si bien recevoir le corps de ton fils unique, notre Seigneur Jésus-Christ, ce corps matériel qu’il a reçu de la Vierge Marie, que je mérite d’être incorporé à son corps mystique et compté parmi ses membres ». (le corps mystique est bien entendu ici l’Eglise selon la théologie héritée de st Paul).