Sagesse chrétienne
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Dans beaucoup d'esprits chrétiens, la miséricorde s'oppose à la justice. Cette opposition s'incarne dans des courants spirituels, et on attribue à juste titre l'accent mis sur la justice au jansénisme, tendance qui est encore très présente à la fin du XIXe. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus est la représentante la plus populaire de l'autre tendance. Ces deux vertus sont en fait les deux faces d'une même pièce, et selon les périodes et les mentalités qui suivent même dans le domaine spirituel, une certaine mode, un certain penchant, un accent mis sur tel point de la doctrine, vers telle nécessité religieuse du moment.  La tendance actuelle est à la défiance de la justice au profit de la miséricorde. Le jansénisme a rendu la justice presque détestable et sainte Thérèse, peut-être malgré elle a contribué à effacer cette vertu des attributs divins. Elle disait des religieuses qui voulaient être jugées sur la justice, qu'elles le seraient en effet, mais que de son côté elle préférait s'en remettre à la miséricorde de Dieu. Elle s'offrit donc en victime à l'Amour miséricordieux plutôt que comme sainte Agnès de Langeac s'immolant comme victime à la justice divine. 

 Depuis, il est devenu normal d'entendre prêcher dans des retraites spirituelles qu'il n'y a pas à satisfaire à la justice divine, et que ce n'est pas chrétien de dire que le Christ s'est offert en victime pour apaiser la colère de Dieu et payer la dette contractée par le péché originel et par les péchés actuels de chacun. Dieu n'est pas un comptable, ni un juge. C'est un père aimant, il n'est qu'amour, il n'est que pardon. C'est devenu une grave offense de lui attribuer des mœurs aussi terre à terre et peu charitable. C'est presque devenu la raison principale de la défection des Eglises. Les gens perdent la foi car ils ne peuvent pas aimer un Dieu tyrannique. L'image du père de la terre est abîmée à cause de l'image du Dieu reçu au catéchisme. Il fallait donc en finir avec le Dieu-justice janséniste, véritable épouvantail à grenouille de bénitier.  Par un effet de balancier historique, nous sommes passés d'un extrême à l'autre. La justice impitoyable de Dieu, juge sévère et rigide qui préside au tribunal des âmes, tel un Torquemada scrutant la moindre faille pour brûler le pécheur, a laissé la place à un Dieu tout amour et miséricordieux, qui ne juge personne, qui ne voit pas les péchés et accueille tout le monde dans son paradis. Entre ces deux excès, la vérité ne serait-elle pas dans un juste milieu. Dieu ne peut-il pas être juste tout en étant miséricordieux?  Et n'y a-t-il pas quelque danger à choisir l'un au détriment de l'autre? Cela ne provoque-t-il pas un déséquilibre dans l'essence divine elle-même et dans son gouvernement du monde et des âmes? Le monde des esprits peut-il être gouverné sans la justice? De même, peut-on imaginer les sociétés humaines se maintenir en place sans que soit instauré un ordre juridique qui arbitre et applique une justice entre ses membres pour que chacun possède ce qui lui revient et le nécessaire pour vivre. Ôter la justice distributive et communicative reviendrait à choisir l'anarchie comme mode de gouvernance. Ce serait la ruine de toute société. Est-ce que le justice humaine empêche la bonne entente entre les hommes? Est-elle un frein à l'amour fraternel? Au contraire, elle est plutôt ce qui permet de faire naître la paix dans la cité et ainsi de créer les conditions favorables à l'éclosion de liens d'amitié. Or l'amitié, selon la sagesse aristotélicienne, est le vrai ciment de la société. Il dépasse la justice, car l'amour d'amitié n'a plus besoin de justice. Entre amis, les choses s'équilibrent d'elles-mêmes. Quand on aime, on recherche forcément le bien de l'autre, et à aucun moment on risque de le léser dans son bien. Il n'y aura pas de déficience vers le bas. Au contraire, l'ami va aller plus loin que la stricte justice, et donner à autrui plus qu'il ne le souhaite. En ce sens, l'amitié rejoint la justice de l'homme bon, qui ne s'arrête pas à la stricte règle de la loi, à la limite précise de la balance qui demande de donner l'exacte mesure au prochain pour être dans la norme de la justice légale. La justice de l'ami déborde les limites du légal et de la lettre pour donner plus, car l'ami est aimé pour lui-même comme un autre soi-même, et c'est son bien que l'on cherche avant tout. L'amour, comme le bien, dont il est un aspect particulier, en tant que désir de l'objet qui se présente comme étant bon pour nous, est diffusif de soi, et a tendance à être excentrique. Nous ne parlons pas ici de l'amour vulgaire du simple plaisir charnel et égoïste, mais bien de l'amour plus élevé et spirituel qui nous pousse vers l'autre. 
 Cet amour-là est à l'image de l'amour divin. Et il nous faut voir comment Dieu aime pour comprendre que sa miséricorde ne s'oppose pas à sa justice. Dieu est un cas nécessairement unique et à part, puisque lui seul est l'acte d'être pur. Lui seul est purement et simplement, sans être telle ou telle chose. En lui, aimer ou vouloir, connaître, et être, sont une seule et même chose. Dieu est son intelligence, il est sa pensée, il est sa justice, il est son amour et sa miséricorde. Autant dire qu'on ne peut faire l'impasse de sa justice pas plus que de sa miséricorde. Supprimer l'un serait supprimer toute l'essence divine en même temps et ce serait nier l'existence même de Dieu. Plutôt de faire un tri dans les attributs divins, il serait plus sage de faire des distinctions qui en Dieu s'unissent dans la substance une et simple de sa divinité. Saint Jean répétait à la fin de sa vie que "Dieu est amour", on pourrait même ajouter que Dieu est "l'amour". L'amour est son être, comme Dieu est la bonté en soi. C'est pour cela que Jésus nous dit que "Dieu seul est bon". Tous les autres êtres créés ne sont bons que par participation. 
Sainte Thérèse, dans un langage mystique et poétique s'adressant à Dieu lui disait "Vous n'êtes que l'Amour!" Cette déclaration n'est pas à prendre au pied de la lettre ou sinon seulement en un sens. Cela ne peut pas être entendu dans une acception exclusive et privative. Si on la prend dans le sens d'un absolu, alors oui, Dieu est l'amour parfait, infini, l'amour en soi. Seul Dieu aime pleinement, à la perfection, puisque l'amour se confond avec son être, et tout amour créé provient de son être. La totalité de l'amour se résume en lui.  Par contre, Dieu ne peut pas être limité à l'amour, ne serait-ce pour la bonne raison, que l'essence de Dieu est avant tout un acte pur d'être. Sans l'être rien n'est, et même l'amour nécessite l'être pour être l'amour. A la limite on pourrait dire de Dieu qu'il n'est que l'être, mais comme être et aimer ne font qu'un en lui, on peut dire aussi avec Thérèse, qu'il n'est que l'amour, ce qui signifie également, qu'il n'est que l'être, qu'il n'est que l'intelligence, que la justice et que la vérité. Le danger pour les mystiques est de ne pas être compris par les non-mystiques. De cette façon, combien de contemplatifs avons-nous rencontrés qui prenaient ces paroles de sainte Thérèse littéralement et devenaient ennemis de l'intelligence au profit du cœur, le cœur réduit à sa dimension affective. La dévotion se transformait alors en une sorte de quiétisme dans lequel la raison et la volonté étaient mises en veille au profit des sentiments, et les efforts rendus inutiles, puisque la justice s'évanouissait devant une miséricorde omniprésente et un Dieu qui nous sauve malgré nous et sans nous.  L'ascenseur de Thérèse est bien pratique pour laisser Dieu tout faire, et la petite voie mal comprise rend le salut bien facile puisque quels que soient nos actes, la miséricorde efface tout. Mais il n'est pas permis d'abuser de la miséricorde et de faire de petits calculs de comptable pour mieux pécher tout en espérant le pardon final. Car Dieu est amour, mais il est aussi vérité et justice.    

 Dieu est miséricordieux, tout comme Dieu est juste. De cette façon saint Thomas affirme que "Dieu agit miséricordieusement, non certes en faisant quoi que ce soit de contraire à sa justice, mais en accomplissant quelque chose qui dépasse la justice" ( I, 21, 3, sol.2). Ce que nous disions plus haut de l'amitié qui dépasse la stricte justice, trouve sa racine en Dieu qui est la source de l'amour et de la justice. Et en Dieu, les choses ne se passent pas comme dans la créature. La justice de Dieu surpasse en perfection la justice des hommes parce que son être surpasse notre être. Ainsi, en tant que cause première des êtres, Dieu prodigue ses dons d'une façon qui lui est propre, et qui dépasse ceux des causes secondes. Non seulement la justice de Dieu ne contredit pas sa miséricorde mais saint Thomas enseigne que la justice de Dieu présuppose toujours sa miséricorde et même elle se fonde sur elle. La justice divine nécessite la miséricorde envers ses œuvres créées car celles-ci lui doivent tout, leur être et même les causes secondes qu'elles exercent: "Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l'opération même, au profit de ses bienveillants desseins", nous dit saint Paul. 
 Puisque la miséricorde est à comprendre comme "la suppression d'une déficience", déficience dans le sens d'une misère qui s'oppose au bonheur, donc une misère morale qui ne concerne que l'homme et non les autres créatures, Dieu donne à sa créature ce qui lui convient pour parfaire sa nature. En tant que cause première source de tout bien, Dieu dispense ses dons avec une bonté sage et juste, bonté qui dépasse la stricte justice des causes secondes dont le but est de réguler les rapports entre les créatures. Mais comme Dieu est la cause de l'être et du bonheur, il donne de façon surabondante, sa bonté de cause première déborde l'ordre de la justice, "la cause première a une influence plus forte que la cause seconde", et "Dieu, dans sa surabondante bonté, dispense des biens plus que n'exige la proportion de la chose". La créature étant déficiente par nature, en tant qu'être contingent sorti du néant, elle doit tout à Dieu, elle reçoit tout de lui. Tout est déficient en elle si elle est livrée à elle-même. Dieu doit être généreux dans ses dons car la créature part de rien, et pour accéder à la béatitude elle a besoin d'un don exceptionnel. Il s'agit de passer du néant à la vision de l'être infini. Cette déficience est immense, presque infinie. Pour la supprimer, il faut une miséricorde infinie. Revenir de l'état de pécheur coupé de la grâce à la restauration de la justice, nécessite également un redressement que Dieu seul peut opérer. Le retour à l'état de grâce de l'âme déchue n'est pas un miracle plus petit aux yeux d'un Augustin que la création du monde elle-même. Cette recréation de l'être ne cessait de l'émerveiller. La miséricorde visant la misère de l'homme enlaidi par le péché ne supprime pas la justice car elle nécessite la conversion du pécheur, le regret d'avoir offensé Dieu et la ferme résolution de ne plus recommencer. Elle n'enlève pas la réparation de la faute par une peine à supporter. Nous retrouvons ici dans la justice divine des aspects de la justice des hommes.  
Tout don divin, toute distribution, toute rétribution, toute communication, tout acte de la part de Dieu est forcément juste, et une oeuvre de justice, selon la définition de la justice qui est de donner à chacun ce qui lui est dû. Strictement parlant, du côté de Dieu, il ne doit rien à l'homme, qui inversement lui doit tout. Mais Dieu ne peut pas ne pas donner ce qu'il veut donner, en instaurant la nature, à laquelle il donne l'être par un acte de sa propre volonté. Dieu est nécessairement juste par essence puisqu'en lui vérité, bonté, vouloir ne font qu'un. 
Dieu est juste également selon la loi, lui la source de la loi. Et comme il est l'instigateur de la loi, et comme sa volonté est la règle de la loi, il peut la dépasser tout en restant juste. Sa libéralité ne lèse personne. Il donne plus qu'il ne faut. Dieu déborde la créature de tous les côtés. Aussi sa miséricorde se retrouve à la racine de toutes ses œuvres.    

 Si Dieu est miséricordieux par essence et pour ainsi dire par nécessité, cela n'enlève rien à sa justice et à sa vérité. Il ne sert de rien de vouloir abuser de sa miséricorde. Elle n'est pas une force aveugle qui ferme les yeux sur la réalité des actes humains. Elle est infinie du côté de Dieu qui sera toujours prêt à pardonner le pécheur repentant, mais elle nécessite justement la repentance. Elle est quand même soumise à certaines conditions, et ces conditions dépendent de nous. Si l'on ne pardonne pas aux autres, saint Matthieu nous avertit que Dieu nous livrera au tortionnaire jusqu'au remboursement de nos dettes, et il précise ailleurs "Oui, si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous remettra aussi; mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements" (6,14).  On peut distinguer deux abus inverses vis-à-vis de la miséricorde: ceux qui espèrent tellement en la miséricorde au point de retarder sans cesse leur conversion en se disant que de toute façon ils seront pardonnés à la fin, et ceux qui désespèrent d'être pardonnés, ne pensant pas que Dieu soit assez bon pour cela. Ce sont-là deux excès opposés: l'un qui déforme la miséricorde en l'exagérant positivement, l'autre qui la rabaisse au point de la supprimer. N'est-ce pas là pécher contre l'Esprit? Ce fameux blasphème dont Jésus a dit qu'il serait sans pardon possible. Saint Augustin pense dans son Explication commencée de l’Épître aux Romains, que ce péché-là se dit "uniquement de la persévérance dans la malice et la malignité, accompagnée du désespoir vis-à-vis de la clémence divine?". Abuser de la miséricorde afin de mieux continuer à pécher, ou ne pas y croire au point de désespérer du salut, n'est-ce pas ce que nous venons de dire à propos des deux erreurs commises contre la miséricorde?    

 Sans aller aussi loin que le péché contre l'Esprit, une autre confusion peut se faire autour de la notion aristotélicienne de l'épikié, έπιεκής, qui se traduit en français par l'équité. C'est, nous semble-t-il ce qu'a fait le P. Garrigues O.P. dans sa tentative de justification du chapitre VIII d'Amoris Laetitia et de la situation désordonnée des divorcées remariés. Dans un débat l'opposant au philosophe Thibault Collin, le frère dominicain utilise ce mot dans le sens d'indulgence, et d'une justice légale plus miséricordieuse. Pour M. Collin "on peut donc soutenir que les tenants de «dérogations exceptionnelles» sont en train de mettre en place un nouvel Évangile, dans lequel l’épikié consisterait à écarter la loi évangélique pour lui substituer une autre loi, jugée plus «miséricordieuse». On prend la place du Christ et de l’Esprit Saint, en remplaçant sa loi de charité par une miséricorde à la manière des hommes. Or si l’on écarte la Loi évangélique au nom de la justice ou de la miséricorde, ce n’est plus la Loi évangélique. Encore une fois, cela vient du fait qu’au départ, on a transformé la loi évangélique (qui est l’Esprit Saint lui-même pour saint Thomas) en une loi à la manière des hommes, et c’est celle-là que l’on veut alors écarter pour retrouver la loi évangélique. On se plaint d’une morale de la loi que l’on voudrait écarter, mais c’est parce que l’on a transformé au préalable l’Évangile en morale de la loi, et la loi morale en casuistique. Bref, parler d’épikié pour écarter la Parole du Christ montre tout simplement que l’on conçoit la Parole de Dieu comme une loi humaine, comme un code écrit, une norme légale."  
Le P. Garrigues, en s'alignant sur l'esprit du chapitre VIII, pense que la doctrine rigide "verrouille" la miséricorde. Pour M. Collin cette argumentation "présuppose une étrange vision de la mission de l'Église. Celle-ci 'doit rendre témoignage de la Miséricorde de Dieu révélée par le Christ tout au long de sa Mission de Messie'. L'exigence fondamentale qui est faite à l'Église est de professer et de proclamer la conversion. L'attitude de la conversion est la réponse humaine adaptée à la révélation de la miséricorde divine, un peu comme le concave s'adapte au convexe. Qui donc en effet croit en la miséricorde? Non pas celui qui pense ne point en avoir besoin parce qu'il se considère juste. Ni même celui qui pense ne point pouvoir en bénéficier parce qu'il se considère comme impardonnable. Mais celui qui en identifiant et détestant son péché, revient à Dieu par grâce, avec l'assurance qu'il peut compter sur son inextinguible volonté de «pardonner soixante-dix fois sept fois».  
Nous sommes d'accord avec M. Collin dans le fond, mais nous mettrons quelques réserves sur la distinction qu'il fait entre la Loi évangélique, la justice et la miséricorde, la loi morale et la loi humaine écrite. De plus nous voulons apporter quelque précisions supplémentaires sur la notion d'épikié reprise à Aristote dans une courte question par saint Thomas dans sa Somme de Théologie, pour voir pourquoi le P. Garrigues a cru pouvoir s'en servir pour défendre la position délicate d'une personne validement mariée et vivant more uxorio avec quelqu'un d'autre. Revenons à la source de cette notion pour mieux comprendre que si par certains aspects, elle peut faire penser à une sorte de miséricorde, mais qu'elle ne peut pas en définitive s'appliquer au cas particulier défendu par le P. Garrigues. 
  La loi Évangélique que saint Thomas nomme parfois la "loi nouvelle" ou "loi de l’Évangile", est certes une loi intérieure donnée par le saint Esprit, mais c'est une loi pour rendre les hommes justes. Le don de la grâce est l'élément principal de cette loi, mais il y a un élément secondaire, "ce sont les enseignements de la foi et les préceptes qui règlent les sentiments et les actes humains". Citant saint Augustin, il admet donc un "texte écrit qui demeure extérieur à l'homme, fût-ce le texte des préceptes moraux contenus dans l'Évangile"(I-II, 106, 2, concl.), texte qui ne suffit pas tout seul, et qui resterait lettre morte sans l'Esprit qui le vivifie. La loi de l’Évangile, saint Augustin "la nomme un ministère de l'esprit et de la justice, car grâce au don de l'Esprit nous vivons selon la justice et nous échappons à la condamnation du péché". Un peu plus loin saint Thomas écrit que "le Saint-Esprit a enseigné aux Apôtres la vérité entière, en ce qui est nécessaire au salut, c'est-à-dire en matière de foi et de mœurs". Tout se tient, il n'y a pas de séparation entre la loi écrite extérieure et intérieure, celle-ci étant la règle de celle-là. La loi de l’Évangile est au service des mœurs, de la morale, c'est-à-dire des actes humains qui doivent être bons et non mauvais, suivant l'ordre de la justice et aussi de la miséricorde. Car on doit pardonner à notre niveau humain pour être pardonné par Dieu, on doit être touché par la misère d'autrui pour pratiquer la loi de l’Évangile qui est une loi de charité. Vivre de l’Évangile c'est mettre en pratique concrètement la loi gravée dans le cœur par Dieu et mettre en oeuvre des actes selon les mœurs divines. Dans la loi naturelle, prolongement de la loi éternelle gravée dans nos cœurs, mais aussi sur les tables de la loi, la vertu de justice tient une place essentielle. Car la loi naturelle règle quantitativement plus les rapports entre les hommes eux-mêmes que dans leur rapport à Dieu. Sept commandements concernent notre relation au prochain. La loi nouvelle ne vient pas abolir l'ancienne mais l'accomplir. La loi nouvelle est au service de l'accomplissement de cette loi ancienne mais dans un esprit nouveau. Elle est même bien plus exigeante que l'ancienne puisqu’elle demande un dépassement de la stricte justice légale. En ce sens, elle fait penser à ce que nous avons dit de la miséricorde divine et nous allons voir qu'elle a des points communs avec l'épikié.  Faire appel à la miséricorde et à l'épikié n'est pas forcément substituer une loi à une autre, car la loi évangélique contient la loi humaine, qui lui est même ordonnée. La loi évangélique englobe la morale et la justice. 
 Le reproche que nous ferons au P. Garrigues ne sera donc pas le même que celui de M. Collin. Il concerne davantage une confusion sur la notion d'épikié en elle-même. Nous nous appuyons pour cela sur le beau livre de M. Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote, dans lequel il nous rappelle que "les mots έπιεκής et έπιείκεια ont deux sens", un sens strict qui est celui de "l'indulgence" et de "l'équité", et un sens large "qui est celui de noblesse morale, de distinction et même de vertu". Le professeur de philosophie de Bergson à l'Ecole Normale Supérieure suppose que cette double signification provient sûrement du "sens originel de convenance: tantôt observation de la convenance morale dans l'ensemble de la vie; donc, vie convenable, vie comme il faut , vertueuse, bonne, étant réglée d'après ce que demande la vraie nature et ce que prescrit la droite raison".  Ainsi M. Collin a raison de dire que selon le dictionnaire l'épikié signifie « douceur, gentillesse, honnêteté, clémence, bonté » et que "la source est ἐπιεικής: apparemment convenable, équitable, juste, beau, doux, gentil ", mais il a tort de reprocher au P. Garrigues que le mot "prendrait selon lui le sens d’indulgence dans le Nouveau Testament". A en croire l'excellent helléniste et bon connaisseur d'Aristote qu'était M. Ollé-Laprune, les deux sens sont acceptables.  
Cela dit, le deuxième sens montre clairement que l'épikié, ou l'équité, ne peut pas être appliquée à n'importe quelle situation. Certes l'épikié est selon Aristote un regard de la loi et de la justice qui ne veut pas rester "exclusivement enfermé dans d'étroites formules". Contre la lettre qui blesse, elle cherche l'esprit qui corrige la loi. Thomas d'Aquin dira qu'elle est "modératrice à l'égard de l'observance littérale de la loi" (II-II, 120, 2, sol.3). L'équité est meilleure que la justice légale, tout en restant une partie de la justice. Elle l'a déborde comme la miséricorde de Dieu déborde sa justice et comme l'amour l'amitié dépasse les rapports de stricte justice entre amis, comme nous l'avons vu plus haut.  
Nous sommes avec l'épikié dans la loi purement humaine, qui règle les rapports entre les hommes de la cité. L'épikié paraît donner raison au P. Garrigues quand il dit que dans la morale, le législateur ne peut pas régler tous les détails. Les principes premiers de l'action restent généraux, et par conséquent il y a des exceptions plus on descend dans les cas particuliers. Et comme l'équité est meilleure que la loi, plus indulgente, comme elle "indique ce que veut la loi, plutôt que ce qu'elle dit" selon M.Ollé-Laprune, on pourrait penser qu'elle est plus clémente, plus compréhensive, plus souple, plus miséricordieuse. Aristote dit que les législateurs peuvent omettre des choses, se tromper, ne pas tout prévoir. De ce fait "il y a place pour l'équité dans les jugements, là où il y a place pour l'indulgence: on tient compte de la faiblesse humaine. On regarde alors non plus la loi et sa formule précise, mais le législateur et l'esprit, la pensée qui l'a inspiré. Dans le coupable on examine, non l'acte, mais l'intention; non le fait isolé, mais l'ensemble de la conduite; non ce qu'il est actuellement, mais ce qu'il a été dans toute la suite de sa vie, ou du moins le plus souvent; enfin on apprécie les choses plutôt qu'on ne juge strictement".  Mais justement, il y a une différence entre l'homme qui chute une fois par faiblesse, par mégarde, et celui qui s'installe dans une vie désordonnée et répète incessamment les mêmes fautes. Le P. Garrigues veut appliquer l'épikié à celui qui vit de façon stable avec une personne déjà mariée. Il ne s'agit plus ici d'un acte isolé. La vie morale ne correspond pas non plus à la droite raison. Et si "έπιεκής est d'ordinaire opposé à φαυλος, c'est l'opposition entre ce qui est noble, élevé, bon, et ce qui est vil, bas et mauvais", des actes d'adultère commis en pleine connaissance de cause et répétés, s'oppose à l'exigence de ce qu'est l'épikié. Pire encore, si l'épikié "est la justice même, le justice véritable", si "elle s'élève au-dessus de tel ou tel droit positif, parce qu'elle est le droit selon la saine raison et selon la nature", elle "n'est jamais contre le vrai droit, et en corrigeant la loi, elle est la perfection du droit même et du juste", comment, dans ces conditions, l'adultère, qui ajoute à la fornication, un acte déjà laid et dégradant, une grave injustice qui lèse le prochain, sera-t-il compatible avec l'équité? En résumant la pensée d'Aristote, M. Ollé-Laprune, rappelle des maximes qui ne sont pas sans faire penser à la loi évangélique: "Vous ne nuirez point à vos concitoyens, vous ne leur ferez aucun tort. Vous garderez en toute chose l'égalité, το ίσον, comme il convient entre égaux". S'unir à la femme de son prochain ne sera jamais juste. Aucune loi positive, mosaïque, évangélique ne le tolérera. L'épikié n'est pas une indulgence aveugle. C'est une convenance à la droite raison, qui elle-même se règle en régime chrétien sur la volonté divine. Ni l'équité, ni la miséricorde ne peuvent justifier ce qui est injuste. Le recours du P. Garrigues à la notion de l'épikié pour justifier les situations irrégulières évoquées dans la chapitre VIII d'Amoris Laetitia est donc nul et non avenu.         

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