Dieu est juste également selon la loi, lui la source de la loi. Et comme il est l'instigateur de la loi, et comme sa volonté est la règle de la loi, il peut la dépasser tout en restant juste. Sa libéralité ne lèse personne. Il donne plus qu'il ne faut. Dieu déborde la créature de tous les côtés. Aussi sa miséricorde se retrouve à la racine de toutes ses œuvres.
Si Dieu est miséricordieux par essence et pour ainsi dire par nécessité, cela n'enlève rien à sa justice et à sa vérité. Il ne sert de rien de vouloir abuser de sa miséricorde. Elle n'est pas une force aveugle qui ferme les yeux sur la réalité des actes humains. Elle est infinie du côté de Dieu qui sera toujours prêt à pardonner le pécheur repentant, mais elle nécessite justement la repentance. Elle est quand même soumise à certaines conditions, et ces conditions dépendent de nous. Si l'on ne pardonne pas aux autres, saint Matthieu nous avertit que Dieu nous livrera au tortionnaire jusqu'au remboursement de nos dettes, et il précise ailleurs "Oui, si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous remettra aussi; mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements" (6,14). On peut distinguer deux abus inverses vis-à-vis de la miséricorde: ceux qui espèrent tellement en la miséricorde au point de retarder sans cesse leur conversion en se disant que de toute façon ils seront pardonnés à la fin, et ceux qui désespèrent d'être pardonnés, ne pensant pas que Dieu soit assez bon pour cela. Ce sont-là deux excès opposés: l'un qui déforme la miséricorde en l'exagérant positivement, l'autre qui la rabaisse au point de la supprimer. N'est-ce pas là pécher contre l'Esprit? Ce fameux blasphème dont Jésus a dit qu'il serait sans pardon possible. Saint Augustin pense dans son
Explication commencée de l’Épître aux Romains, que ce péché-là se dit "uniquement de la persévérance dans la malice et la malignité, accompagnée du désespoir vis-à-vis de la clémence divine?". Abuser de la miséricorde afin de mieux continuer à pécher, ou ne pas y croire au point de désespérer du salut, n'est-ce pas ce que nous venons de dire à propos des deux erreurs commises contre la miséricorde?
Sans aller aussi loin que le péché contre l'Esprit, une autre confusion peut se faire autour de la notion aristotélicienne de l'épikié, έπιεκής, qui se traduit en français par l'équité. C'est, nous semble-t-il ce qu'a fait le P. Garrigues O.P. dans sa tentative de justification du chapitre VIII d'Amoris Laetitia et de la situation désordonnée des divorcées remariés. Dans un débat l'opposant au philosophe Thibault Collin, le frère dominicain utilise ce mot dans le sens d'indulgence, et d'une justice légale plus miséricordieuse. Pour M. Collin "on peut donc soutenir que les tenants de «dérogations exceptionnelles» sont en train de mettre en place un nouvel Évangile, dans lequel l’épikié consisterait à écarter la loi évangélique pour lui substituer une autre loi, jugée plus «miséricordieuse». On prend la place du Christ et de l’Esprit Saint, en remplaçant sa loi de charité par une miséricorde à la manière des hommes. Or si l’on écarte la Loi évangélique au nom de la justice ou de la miséricorde, ce n’est plus la Loi évangélique. Encore une fois, cela vient du fait qu’au départ, on a transformé la loi évangélique (qui est l’Esprit Saint lui-même pour saint Thomas) en une loi à la manière des hommes, et c’est celle-là que l’on veut alors écarter pour retrouver la loi évangélique. On se plaint d’une morale de la loi que l’on voudrait écarter, mais c’est parce que l’on a transformé au préalable l’Évangile en morale de la loi, et la loi morale en casuistique. Bref, parler d’épikié pour écarter la Parole du Christ montre tout simplement que l’on conçoit la Parole de Dieu comme une loi humaine, comme un code écrit, une norme légale."
Le P. Garrigues, en s'alignant sur l'esprit du chapitre VIII, pense que la doctrine rigide "verrouille" la miséricorde. Pour M. Collin cette argumentation "présuppose une étrange vision de la mission de l'Église. Celle-ci 'doit rendre témoignage de la Miséricorde de Dieu révélée par le Christ tout au long de sa Mission de Messie'. L'exigence fondamentale qui est faite à l'Église est de professer et de proclamer la conversion. L'attitude de la conversion est la réponse humaine adaptée à la révélation de la miséricorde divine, un peu comme le concave s'adapte au convexe. Qui donc en effet croit en la miséricorde? Non pas celui qui pense ne point en avoir besoin parce qu'il se considère juste. Ni même celui qui pense ne point pouvoir en bénéficier parce qu'il se considère comme impardonnable. Mais celui qui en identifiant et détestant son péché, revient à Dieu par grâce, avec l'assurance qu'il peut compter sur son inextinguible volonté de «pardonner soixante-dix fois sept fois».
Nous sommes d'accord avec M. Collin dans le fond, mais nous mettrons quelques réserves sur la distinction qu'il fait entre la Loi évangélique, la justice et la miséricorde, la loi morale et la loi humaine écrite. De plus nous voulons apporter quelque précisions supplémentaires sur la notion d'épikié reprise à Aristote dans une courte question par saint Thomas dans sa Somme de Théologie, pour voir pourquoi le P. Garrigues a cru pouvoir s'en servir pour défendre la position délicate d'une personne validement mariée et vivant more uxorio avec quelqu'un d'autre. Revenons à la source de cette notion pour mieux comprendre que si par certains aspects, elle peut faire penser à une sorte de miséricorde, mais qu'elle ne peut pas en définitive s'appliquer au cas particulier défendu par le P. Garrigues.
La loi Évangélique que saint Thomas nomme parfois la "loi nouvelle" ou "loi de l’Évangile", est certes une loi intérieure donnée par le saint Esprit, mais c'est une loi pour rendre les hommes justes. Le don de la grâce est l'élément principal de cette loi, mais il y a un élément secondaire, "ce sont les enseignements de la foi et les préceptes qui règlent les sentiments et les actes humains". Citant saint Augustin, il admet donc un "texte écrit qui demeure extérieur à l'homme, fût-ce le texte des préceptes moraux contenus dans l'Évangile"(I-II, 106, 2, concl.), texte qui ne suffit pas tout seul, et qui resterait lettre morte sans l'Esprit qui le vivifie. La loi de l’Évangile, saint Augustin "la nomme un ministère de l'esprit et de la justice, car grâce au don de l'Esprit nous vivons selon la justice et nous échappons à la condamnation du péché". Un peu plus loin saint Thomas écrit que "le Saint-Esprit a enseigné aux Apôtres la vérité entière, en ce qui est nécessaire au salut, c'est-à-dire en matière de foi et de mœurs". Tout se tient, il n'y a pas de séparation entre la loi écrite extérieure et intérieure, celle-ci étant la règle de celle-là. La loi de l’Évangile est au service des mœurs, de la morale, c'est-à-dire des actes humains qui doivent être bons et non mauvais, suivant l'ordre de la justice et aussi de la miséricorde. Car on doit pardonner à notre niveau humain pour être pardonné par Dieu, on doit être touché par la misère d'autrui pour pratiquer la loi de l’Évangile qui est une loi de charité. Vivre de l’Évangile c'est mettre en pratique concrètement la loi gravée dans le cœur par Dieu et mettre en oeuvre des actes selon les mœurs divines. Dans la loi naturelle, prolongement de la loi éternelle gravée dans nos cœurs, mais aussi sur les tables de la loi, la vertu de justice tient une place essentielle. Car la loi naturelle règle quantitativement plus les rapports entre les hommes eux-mêmes que dans leur rapport à Dieu. Sept commandements concernent notre relation au prochain. La loi nouvelle ne vient pas abolir l'ancienne mais l'accomplir. La loi nouvelle est au service de l'accomplissement de cette loi ancienne mais dans un esprit nouveau. Elle est même bien plus exigeante que l'ancienne puisqu’elle demande un dépassement de la stricte justice légale. En ce sens, elle fait penser à ce que nous avons dit de la miséricorde divine et nous allons voir qu'elle a des points communs avec l'épikié. Faire appel à la miséricorde et à l'épikié n'est pas forcément substituer une loi à une autre, car la loi évangélique contient la loi humaine, qui lui est même ordonnée. La loi évangélique englobe la morale et la justice.
Le reproche que nous ferons au P. Garrigues ne sera donc pas le même que celui de M. Collin. Il concerne davantage une confusion sur la notion d'épikié en elle-même. Nous nous appuyons pour cela sur le beau livre de M. Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote, dans lequel il nous rappelle que "les mots έπιεκής et έπιείκεια ont deux sens", un sens strict qui est celui de "l'indulgence" et de "l'équité", et un sens large "qui est celui de noblesse morale, de distinction et même de vertu". Le professeur de philosophie de Bergson à l'Ecole Normale Supérieure suppose que cette double signification provient sûrement du "sens originel de convenance: tantôt observation de la convenance morale dans l'ensemble de la vie; donc, vie convenable, vie comme il faut , vertueuse, bonne, étant réglée d'après ce que demande la vraie nature et ce que prescrit la droite raison". Ainsi M. Collin a raison de dire que selon le dictionnaire l'épikié signifie « douceur, gentillesse, honnêteté, clémence, bonté » et que "la source est ἐπιεικής: apparemment convenable, équitable, juste, beau, doux, gentil ", mais il a tort de reprocher au P. Garrigues que le mot "prendrait selon lui le sens d’indulgence dans le Nouveau Testament". A en croire l'excellent helléniste et bon connaisseur d'Aristote qu'était M. Ollé-Laprune, les deux sens sont acceptables.
Cela dit, le deuxième sens montre clairement que l'épikié, ou l'équité, ne peut pas être appliquée à n'importe quelle situation. Certes l'épikié est selon Aristote un regard de la loi et de la justice qui ne veut pas rester "exclusivement enfermé dans d'étroites formules". Contre la lettre qui blesse, elle cherche l'esprit qui corrige la loi. Thomas d'Aquin dira qu'elle est "modératrice à l'égard de l'observance littérale de la loi" (II-II, 120, 2, sol.3). L'équité est meilleure que la justice légale, tout en restant une partie de la justice. Elle l'a déborde comme la miséricorde de Dieu déborde sa justice et comme l'amour l'amitié dépasse les rapports de stricte justice entre amis, comme nous l'avons vu plus haut.
Nous sommes avec l'épikié dans la loi purement humaine, qui règle les rapports entre les hommes de la cité. L'épikié paraît donner raison au P. Garrigues quand il dit que dans la morale, le législateur ne peut pas régler tous les détails. Les principes premiers de l'action restent généraux, et par conséquent il y a des exceptions plus on descend dans les cas particuliers. Et comme l'équité est meilleure que la loi, plus indulgente, comme elle "indique ce que veut la loi, plutôt que ce qu'elle dit" selon M.Ollé-Laprune, on pourrait penser qu'elle est plus clémente, plus compréhensive, plus souple, plus miséricordieuse. Aristote dit que les législateurs peuvent omettre des choses, se tromper, ne pas tout prévoir. De ce fait "il y a place pour l'équité dans les jugements, là où il y a place pour l'indulgence: on tient compte de la faiblesse humaine. On regarde alors non plus la loi et sa formule précise, mais le législateur et l'esprit, la pensée qui l'a inspiré. Dans le coupable on examine, non l'acte, mais l'intention; non le fait isolé, mais l'ensemble de la conduite; non ce qu'il est actuellement, mais ce qu'il a été dans toute la suite de sa vie, ou du moins le plus souvent; enfin on apprécie les choses plutôt qu'on ne juge strictement". Mais justement, il y a une différence entre l'homme qui chute une fois par faiblesse, par mégarde, et celui qui s'installe dans une vie désordonnée et répète incessamment les mêmes fautes. Le P. Garrigues veut appliquer l'épikié à celui qui vit de façon stable avec une personne déjà mariée. Il ne s'agit plus ici d'un acte isolé. La vie morale ne correspond pas non plus à la droite raison. Et si "έπιεκής est d'ordinaire opposé à φαυλος, c'est l'opposition entre ce qui est noble, élevé, bon, et ce qui est vil, bas et mauvais", des actes d'adultère commis en pleine connaissance de cause et répétés, s'oppose à l'exigence de ce qu'est l'épikié. Pire encore, si l'épikié "est la justice même, le justice véritable", si "elle s'élève au-dessus de tel ou tel droit positif, parce qu'elle est le droit selon la saine raison et selon la nature", elle "n'est jamais contre le vrai droit, et en corrigeant la loi, elle est la perfection du droit même et du juste", comment, dans ces conditions, l'adultère, qui ajoute à la fornication, un acte déjà laid et dégradant, une grave injustice qui lèse le prochain, sera-t-il compatible avec l'équité? En résumant la pensée d'Aristote, M. Ollé-Laprune, rappelle des maximes qui ne sont pas sans faire penser à la loi évangélique: "Vous ne nuirez point à vos concitoyens, vous ne leur ferez aucun tort. Vous garderez en toute chose l'égalité, το ίσον, comme il convient entre égaux". S'unir à la femme de son prochain ne sera jamais juste. Aucune loi positive, mosaïque, évangélique ne le tolérera. L'épikié n'est pas une indulgence aveugle. C'est une convenance à la droite raison, qui elle-même se règle en régime chrétien sur la volonté divine. Ni l'équité, ni la miséricorde ne peuvent justifier ce qui est injuste. Le recours du P. Garrigues à la notion de l'épikié pour justifier les situations irrégulières évoquées dans la chapitre VIII d'Amoris Laetitia est donc nul et non avenu.