Dieu veut que tous les hommes soient sauvés signifie que Dieu, pour sa part, offre le salut à tous par principe, au commencement, dans son projet initial en créant l'homme, créature dont la finalité est de partager sa béatitude éternelle. Ce salut est de volonté antécédente, et n'exclue pas que Dieu "veut" de volonté conséquente ou autrement dit, permet que ceux qui pèchent en rejetant la grâce, soient réprouvés et damnés, ce qui est par essence l'éloignement d'avec Dieu et ne plus être en "état de grâce", les liens avec lui ayant été coupés. Nous devons maintenir que Dieu n'a pas l'initiative de cette privation pour ne pas tomber dans la prédestination calviniste où les hommes sont choisis pour la béatitude avant toute faute de leur part et rejeté par un "juste" décret antécédent de Dieu qui ne donne pas sa grâce pour des raisons que lui seul connaît et dont la privation va nécessairement entraîner l'acte du péché. C'est la position de Jansénius malgré qu'en ait eu Pascal, c'est aussi la position de certains dominicains plus modernes comme les Pères Nicolas et Labourdette qui ont eu maille à partir avec le philosophe Jacques Maritain il y a une soixantaine d'années.
Il se trouve justement que quelques feuilles dactylographiées du père Labourdette, qui devaient servir de support à un cours ou à un enseignement, s'empoussièrent dans mes archives. Je ne sais même plus comment j'ai réussi à les obtenir du temps de mes études à Toulouse mais elles représentent une source directe et précieuse pour notre sujet. Cette deuxième étape de l'analyse de rapport de la grâce et du salut est plus technique et vient compléter ce que nous avons dit de Pascal.
Tout est dit dès la première phrase: "J'ai dit que la motion est toujours efficace de ce pour quoi elle est immédiatement donnée". Nous sommes en présence du point crucial du vieux débat sur la grâce efficace. La grâce divine est-elle ou non infailliblement efficace: voila la question! Cette affirmation n'est pas comprise de la même manière par tous. Nous pensons qu'elle est vraie en rajoutant une condition: "...si la cause seconde n'y met pas d'obstacle ou n'a pas de défaut". Dieu opère de son côté de façon parfaite et sans défaut, ce que signifie le mot "infaillible". Le père Labourdette, lui, l'entend de façon pure et simple: si Dieu envoie une motion, elle va produire l'effet visé sans conditions, intégralement, tel que Dieu l'a prévu, envisagé, voulu. La motion est "efficiente", elle "réalise" et "produit" nécessairement l'effet désiré, de la même manière que l'acte efficient de Dieu produit l'être. Quand Dieu crée et pose un être dans l'existence, rien ne s'oppose à la réalisation de cet acte qui ne dépend que de la volonté et de la toute puissance de Dieu acte pur d'être et cause de tous les êtres. Pour nuancer cette assertion qui contredit d'emblée tout ce que nous avons vu précédemment au sujet de Pascal, le père Labourdette ajoute des buts lointains qui peuvent eux être frustrés et ne pas aboutir. Ainsi si Dieu envoie une motion infaillible pour le "désir de la conversion", ce désir est infrustrabl,e mais pas la "conversion effective" qui elle n'était préparée que de façon "suffisante" par la première motion au désir de conversion. Pour cette deuxième étape sur la voie de la conversion, le père admet la possibilité pour la cause seconde de se soustraire à l'efficacité de la première motion divine, logique puisqu'elle ne concernait que le désir et non la conversion en elle-même. Là "je défaille librement" et "les motions ultérieures sont alors justement refusées à titre de peine".
On pense à ce stade de la lecture que le P. Labourdette fait allusion à des grâces refusées après mon non désir de conversion, en fait nous verrons qu'il vise ici la grâce qui empêche déjà la conversion dont nous parlions. Je ne me convertis pas parce que je suis puni de m'être soustrait à ce mouvement de conversion, tout en me soustrayant parce que Dieu me refuse une motion ultérieure, la deuxième évoquée plus haut, celle qui n'était pas immédiatement visée par la première motion, celle qui visait immédiatement le désir de conversion. Un esprit normalement constitué devrait à ce stade de l'enquête se demander s'il n'y pas pas là un sophisme ou tout du moins une aporie, pour reprendre un jargon philosophique. Car après tout, dans cet exemple, que veut Dieu, faire naître un vain désir de conversion ou la conversion pure et simple du pécheur ? Saint Thomas dit que dans certains cas la conversion du pécheur est immédiate comme dans le cas de saint Paul: "D'autres fois, Dieu meut l'homme immédiatement au bien parfait, et aussitôt l'homme reçoit la grâce" (I, qu.112, 2, ad.2). On ne peut pas dire qu'il y a dans ce cas précis succession de motions et "d'effets ordonnés entre eux" ainsi que le dit le père. Et même dans le cas où "Dieu meut l'homme à un certain bien qui n'est pas le bien parfait: une telle préparation précède la grâce", on ne fait que reculer l'échéance pour arriver à la motion déterminante et qui nous intéresse ici, celle qui meut à l'acte bon, où ici à la conversion effective, réelle et définitive. Cette motion là, si elle est efficace, elle est aussi infrustrable si l'on suit le raisonnement du père.
Or si Dieu veut ma conversion, et celle de tous les hommes d'après le même saint Paul, il ne peut que m'envoyer une grâce efficace, sinon il voudrait quelque chose qu'il sait qu'elle ne se réalisera pas, et Dieu serait alors trompeur ou menteur selon les termes de Descartes. De plus on a vu qu'une grâce divine non efficace est une chose impossible car ce que Dieu fait est parfait et ses actes sont par essence sans défauts sinon il n'est pas Dieu, car rien n'est en puissance en lui. Il est acte pur sans manque et sans imperfection. Comment se fait-il que tous les hommes ne se convertissent pas? Il faut choisir: soit Dieu fait ce qu'il faut de son côté avec des grâces vraiment efficaces qui pourtant n'atteignent pas leur but parce qu'elles sont frustrées par la cause seconde, soit Dieu n'envoie pas ces grâces efficaces et je ne me convertis pas puisque je n'ai rien reçu. Le père Labourdette choisit cette deuxième option tout en expliquant que cette privation de grâce est une peine que je mérite. Je tombe parce que je n'ai pas l'appui nécessaire qui m'empêcherait de tomber, et cet appui m'est refusé parce que je tombe. C'est ce qu'il va tenter de nous expliquer grâce à quelques notions aristotélico-thomistes classiques.
Pour justifier que Dieu n'empêche pas ma chute en m'envoyant une "motion bonne" mais une "tout autre motion, à savoir à l'acte du péché comme entité, à ce que, pour parler bref, on appelle 'le matériel du péché' ". On ne conteste pas le fait que Dieu accompagne nos actes même mauvais en leur donnant leur être, car tout acte même mauvais n'existe que par quelque bien. Dieu nous abandonne à nos choix mauvais et permet la réalisation de ces actes en les rendant matériellement possibles. Le père veut dire que Dieu est la cause universelle de toutes choses dans ce qu'elles ont d'être. Cependant, le P. Labourdette donne ici l'impression que Dieu donne d'un côté une motion au bien et d'un autre une motion au mal alors que saint Thomas décrit l'action divine comme une seule motion dont l'effet peut être perturbé par la cause prochaine (ou seconde) ou non. Dans l'exemple de "la claudication produite par une courbature de la jambe", ce défaut "n'a pas sa cause dans la vertu motrice de l'âme. D'où le mouvement qui accompagne la claudition vient sans doute de la vertu motrice mais ce qui s'y trouve de travers vient d'une mauvaise courbure de la jambe." On voit bien dans cet exemple très simple et parlant que pour saint Thomas, Dieu ne sélectionne pas ses motions, mais qu'il envoie une énergie, un mouvement, un élan vers un acte bon pour l'homme, celui de marcher, et que si cette énergie produit un effet de déplacement spatial, cet effet se fait mal à cause de la déformation du membre. Dieu ne fait pas mal marcher le boiteux, il le fait marcher mais son handicap l'empêche de bien marcher.
Plus grave encore, le père nous apprend que ce retrait de la "motion bonne" est une punition due à un péché qu'il appelle antérieur, car "saint Thomas dit que le refus de la grâce (ou la motion au bien) a toujours raison de peine et suppose par conséquent un péché antérieur", mais comme le P. Labourdette précise que "le refus de la première grâce (motion au bien) est une peine du premier péché lui-même", il comprend ce péché antérieur comme étant le péché initial avant tout démérite. La grâce est supprimée en tant que punition pour un péché commis en absence de cette grâce. Le pécheur agit mal n'ayant reçu qu'une motion au matériel de péché et privé de motion bonne. L'acte mauvais est sanctionné au moment même de l'acte, ou plutôt la punition est la cause de l'acte qu'elle est sensée punir. On se mort la queue.
Ce que dit saint Thomas à ce sujet est que la soustraction de la grâce est en effet une peine, mais une peine due à un obstacle mis par le pécheur qui ne veut pas recevoir cette grâce. Reprenant l'exemple du soleil qui illumine, saint Thomas certes précise que Dieu contrairement à l'astre lumineux peut volontairement arrêter son illumination des âmes en enlevant la grâce, mais il ne le fait que parce que l'homme a d'abord fermé les volets de son cœur: "Le soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les corps; néanmoins, s'il en était un ou il rencontre un obstacle, il le laisse dans l'obscurité, par exemple une maison dont les fenêtres sont demeurées closes. Et pourtant, la cause de cette obscurité n'est nullement le soleil puisque ce n'est pas par son propre jugement qu'il ne pénètre pas dans la maison; la cause est uniquement celui qui tient les volets fermés. Pour Dieu au contraire, s'il n'envoie plus les rayons de grâce dans les âmes ou il trouve un obstacle, c'est par son propre jugement. Aussi la cause de cette soustraction de grâce n'est-elle pas seulement celui qui présente l'obstacle, mais encore Dieu qui par son jugement n'offre plus la grâce"(I-II, 79, 3)
Ainsi pour saint Thomas "l'aveuglement et l'endurcissement impliquent deux choses. Un mouvement de l'âme humaine qui adhère au mal et se détourne de la lumière divine. A cet égard, Dieu n'est pas la cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme il n'est pas la cause du péché. En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction de grâce à la suite de quoi l'esprit n'est plus éclairé par Dieu pour bien voir, ni le cœur attendri pour bien vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcissement". Cet aveuglement et cet endurcissement ajoute-t-il, en tant qu'ils supposent une soustraction de grâce, sont des peines. On voit bien que la peine résulte d'un obstacle que l'homme met entre Dieu et lui. La soustraction de la grâce est une punition parce que l'homme la refuse, il en est privé parce qu'il n'en veut pas. Ce refus de la grâce par l'homme entraîne son péché, car livré à ses seules forces il chute. Mais si Dieu abandonne l'homme à son péché c'est dans l'espoir de le voir s'humilier et de revenir à lui. Le mal de peine qui vient de Dieu, vise entre autres la conversion du pécheur, car "la peine est infligée pour faire éviter la faute" (I, 48, 5). Le péché par essence est "un acte sortant de la volonté", et la peine doit contrarier la volonté car la faute vient d'elle. Le péché n'est pas formellement une peine du péché mais il l'est par accident seulement. Le premier cas avancé par saint Thomas concerne le péché comme "cause écartant un obstacle: Passions, tentations du diable, sont en effet des causes qui inclinent au péché". Et il ajoute que "ces causes rencontrent un obstacle dans le secours de la grâce divine, laquelle est enlevée par le péché"(I-II, 87, 2, resp.). C'est de cette façon que saint Thomas dit que la soustraction de la grâce est une peine, c'est-à-dire la punition d'un péché précédent et non comme le soutient le P. Labourdette comme le refus de la grâce première en punition du premier péché lui-même commis à cause de ce refus.
Le P. Labourdette va ensuite tenter de décrire plus en détail ce processus de l'acte mauvais, à nos yeux non conforme à la doctrine de son maître mais qui plus est incohérent.
Il commence par distinguer les deux moments classiques du thomisme de l'acte moralement mauvais du côté de l'homme: a)"la non-conformité à la règle en tant que simple absence dans la volonté encore en puissance: ce n'est à ce moment aucunement un péché, mais la condition inévitable d'une volonté tirée du néant, qui n'est pas par identité sa propre règle; simple négation, absence d'une perfection non due" et "b)la non-conformité à la règle dans l'acte librement posée: c'est ici une privation proprement dite, un vrai mal moral". Jusque là il répète fidèlement saint Thomas. Je n'ai pas à considérer sans cesse la loi divine tant que mes actes ne sont pas concernés par elle. Par contre je ne la considère pas librement au moment où je pose un acte qui nécessite la prise en compte de cette loi divine, j'introduis une faille dans mon acte qui va dévier de sa finalité vers le bien pour aboutir à un acte mauvais. La non-considération de la règle d'abord simple négation devient ainsi une privation d'un bien dû à mon action. Et l'on sait que la privation ou la déformation d'un bien est ce qu'on appelle le mal.
Le P. Labourdette distingue ensuite parallèlement deux choses "du côté de Dieu activant la créature": a) la non-conservation dans le bien, simple négation qui n'a aucunement raison de mal parce qu'elle n'est pas due et b) le refus de la motion à l'acte bon qui est, pour la volonté, une carence impliquant l'acte mauvais, la défaillance; ce refus est assurément un mal, non pas un mal moral, mais un mal de peine, un manque dans ce qu'il faudrait à la créature pour assurer son action dans le bien".
Le P. Labourdette ne fait pas vraiment de rapprochement entre "la non-conformité à la règle dans l'acte librement posé" par l'homme et le refus de la grâce du côté de Dieu. Il se concentre exclusivement sur Dieu activant la créature, alors que l'essentiel dans l'acte mauvais se fait du côté de la créature, puisque selon saint Thomas lui-même, Dieu n'est cause ni directe, ni indirecte du péché (I-II, 79, 1). Le gros problème est que le père considère l'acte mauvais de la même manière qu'il considère l'acte bon: du point de vue des motions en vue du bien. Comme si Dieu était la cause première et du bien et du mal. Alors qu'il ne l'est que du bien. Dans la ligne du mal, Dieu n'est plus que cause seconde et l'homme cause première. C'est pour cette raison qu'il serait plus souhaitable de porter davantage son regard sur ce qui se passe en l'homme au moment du passage à l'acte mauvais et découvrir comment il arrive à introduire le mal dans le monde alors que la cause première ne meut que vers le bien.
Laissons de côté le point a) qui ne concerne pas notre propos et penchons-nous directement sur le point b). Nous revenons à cette "motion à l'acte bon" ou "efficace". Le P. Labourdette dit nécessairement que le refus à l'acte bon n'est pas un mal moral (autrement dit de faute), mais seulement, bien sûr, un mal de peine, pour ne pas faire de Dieu la cause du mal. De plus on a vu que pour lui ce refus de la grâce est une peine due, "une carence pour la volonté" qui va inévitablement défaillir puisqu'elle opère seule sans l'aide de la grâce au milieu des tentations. Il va falloir expliquer comment la punition est en même temps la cause du péché qui fait mériter cette punition.
Au moment du passage à l'acte mauvais, "celui de l'acte où la non-conformité est défaillance et péché", l'homme n'est pas cause du mal parce qu'il ne considère pas la règle qu'il devrait respecter et accomplir pour que l'acte soit bon, mais parce que "la motion au bien est remplacée par une motion au matériel de péché". Le P. Labourdette poursuit en avouant que sa théorie peut paraître étrange: "si le refus de la motion au bien précède purement et simplement ma défaillance, on ne peut s'empêcher de penser que Dieu me fait pécher. Mais il n'en est rien; nous maintenons que ce refus a bien raison de peine parce qu'à un certain point de vue il est précédé par la défaillance".
On comprend pourquoi Maritain disait de lui et du P. Nicolas qu'ils étaient des thomistes "durs", car devant ce qui paraît absurde, ils s'entêtent et campent sur leurs positions, et font dire à Thomas ce qu'il ne semble pas vouloir dire. "Aucune antériorité temporelle, bien entendu; nous sommes dans le même instant réel".
Admettons qu'il n'y ait pas de succession temporelle dans l'élaboration de l'acte mauvais, il se passe beaucoup de choses tout de même du côté de Dieu et du côté de l'homme dans cet unique instant où tout s'accomplit. Car après tout, par expérience, on est rarement surpris par le mal. Avant l'acte, il y a le moment de la délibération qui peut être plus ou moins long et qui se termine par un jugement, puis vient celui du choix. La délibération peut varier, on hésite, on peut penser aux conséquences, penser à Dieu qu'on aime et qu'on va offenser si on cède à la tentation, puis on peut ne plus y penser, ne plus regarder que le plaisir que l'on va pouvoir avoir en péchant et ainsi ne plus considérer la règle.
Concédons que le temps n'intervienne pas. Il faut maintenir au moins un ordre de nature, et que les causes interviennent selon un ordre. Par définition une cause première précède une cause seconde. Dans l'acte bon inutile de rappeler que Dieu est absolument premier. On ne mérite en vue du salut que par une motion au bien ou autrement dit par la grâce, et celle-ci ne se mérite d'aucune manière. Pourquoi y aurait-il un ordre des causes dans la ligne du bien et non dans la ligne du mal.
C'est ce que semble dire le P. Labourdette qui voit dans l'acte moral mauvais un cas parmi "tous les cas fort nombreux où il y a précession mutuelle des causes (in diverso genre causae)", ce qui implique que "l'on doit, à l'intérieur de cet instant réel, distinguer des rapports différents selon lesquels il y a causalité réciproque; or dans la mesure où un élément est cause d'un autre, il a, sous cet aspect précis, antériorité de nature par rapport à lui (qui à son tour, le cause réciproquement dans une autre ligne et l'y précède logiquement)". Doit-on comprendre par là que dans la ligne du bien, je suis cause réciproque avec Dieu et que sous un certain rapport je suis cause antécédente du bien méritoire que je fais. Puis-je précéder la grâce sous un rapport quelconque? N'est-ce pas là au moins du semi-pélagianisme? Dieu ne me donne-t-il pas le vouloir et le faire? Nous aurions aimé que le P. Labourdette nous explique à quel moment de nature notre libre arbitre est antérieur à la grâce.
Il ne le fait malheureusement que dans la ligne du mal pour justifier la simultanéité et la causalité réciproque de la suppression de la motion efficace au bien et de notre défaillance qui mérite cette même suppression comme punition de la faute qui va être commise. Ces causes qui tournent en rond dans une causalité réciproque et simultanée est bien pratique. A en croire le père, c'est un cas typique de l'aristotélisme de saint Thomas. Il suffit de penser au "cas ultra-classiques de la matière et de la forme, de l'intelligence et de la volonté dans l'élection; nous retrouvons la même idée pour la justification; elle est tout à fait commune". Le sont-elles vraiment?
Comparer l'interaction de Dieu et de l'homme dans le mouvement qui mène ce dernier à l'accomplissement d'actes bons ou mauvais, à celle de la matière et de la forme dans le mouvement qui pose de nouvelles substances dans la réalité naturelle nous paraît plutôt inadapté.
En effet la cause matérielle et la cause formelle sont des êtres de raisons qui n'existent pas réellement tant qu'elles ne s'unissent pas pour composer une substance, par le passage de la puissance à l'acte. La matière n'est qu'en puissance avant que la forme ne lui donne ses déterminations pour être telle matière réelle et précise. Nous sommes ici en présence de causes qui n'ont aucune antériorité de temps ni de nature, car les deux interviennent pour le coup instantanément et simultanément au moment où la substance est posée dans l'existence par la cause efficiente, à savoir par l'acte d'être de Dieu qui joue le rôle de forme à l'égard du composé matière-forme lui-même. La priorité de perfection ou de nature ne revient pas à la forme dans une ontologie thomiste, mais bien à l'esse, l'acte d'être ou d'existence. On peut se demander si l'analyse de l'acte moral humain du père Labourdette n'a pas trop subi l'influence de ce cas classique de mouvement naturel, celui de la production des êtres de la nature. N'est-il pas trop aristotélicien et pas assez thomiste dans son approche de la justification?
Le cas des rapports de l'intelligence et de la volonté est plus délicat, car justement ces deux facultés de l'âme interviennent dans les actes moraux. Car qu'est-ce le libre arbitre si ce n'est le concours mutuel de ces deux facultés. Pourtant saint Thomas dira que le libre arbitre est un acte de l'appétit ou de la volonté. Mais peut-on comparer l'interaction de deux facultés d'une même substance avec l'interaction de deux substances séparées, Dieu et l'homme? M. Gilson dit que si "on voit agir et réagir l'un sur l'autre l'intellect et la volonté (...) ce serait une erreur que de les confondre dans l'unité d'une même action. Ils s'entre-croisent perpétuellement, ils ne se mêlent jamais". De plus selon que l'on s'intéresse à la connaissance ou à l'action pratique, il est nécessaire de considérer une certaine antériorité au moins de nature de l'une des deux facultés sur l'autre en fonction de ce qui est visé. Et même au-delà de l'action réciproque de ces facultés, pour que la volonté se meuvent elle-même, il faut remonter à un moteur premier qui est Dieu lui-même. On revient donc au cas initial de la causalité divine et de la causalité humaine.
C'est donc ce rapport qui nous intéresse avec des causes spécifiques qui ne valent pas pour les mouvements purement naturels. En présence de la grâce nous sommes dans le domaine du surnaturel. Pour ne pas le dénaturer, il est nécessaire de le traiter en respectant ses caractéristiques propres.
Le P. Labourdette, lui, préfère revenir au cas des causes naturelles pour fonder en raison sa thèse maîtresse qui consiste à rendre l'homme responsable de la grâce qu'il ne reçoit pas en même temps qu'elle lui est refusée parce qu'il défaille. Or nous avons vu que si Dieu est cause première dans la ligne du bien dans le sens où son action précède au moins en nature la cause seconde, il ne peut pas en être de même dans la ligne du mal, où Dieu n'est ni cause directe, ni indirecte, des actes mauvais. Il est nécessairement dans ce cas là cause seconde. Pour le père Labourdette, il n'en est pas ainsi. Les causes se précèdent mutuellement, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'antériorité de nature d'une cause par rapport à l'autre: "Eh, bien, il faut dire ici que ma défaillance et le refus de la motion au bien sont concomitants (même instant réel), mais se précèdent mutuellement (natura)".
Le terme "concomitant", du latin concomitari, "accompagner" signifie que Dieu accompagne nos actions et que rien ne se fait sans son apport, et que dans tous nos actes Dieu agit en même temps. Mais cela n'implique pas que tout est mélangé dans l'ordre des causes et que l'une ne vient pas avant l'autre. L'adverbe "mutuellement" n'est pas très bien choisi d'ailleurs, car il sous-entend un échange entre deux causes alors que l'homme ne cause rien en Dieu. La motion au bien cause quelque chose en celui qui la reçoit, mais ma défaillance ne cause rien vis-à-vis de Dieu, et qui plus est, elle est le résultat de la motion au matériel de péché envoyé par Dieu, elle est déjà considérée comme l'acte mauvais contrairement à ce que disait le père plus haut. Si cette défaillance n'était pas un mal moral pourquoi être puni par un mal de peine. Pour saint Thomas, la défaillance n'est pas encore une privation d'un bien dû mais une simple négation, une non-considération de la règle qui va faire dévier l'acte. Le defectus, n'est à cet instant de nature, si ce n'est de temps (car saint Thomas parle d'un ultimus tempus dans le cas de la transsubstantiation, qui pourrait se transposer au cas de la délibération, tant que les paroles du prêtre ne sont pas terminées, la cause formelle a commencé au début de la formule "ceci est mon corps...." mais l'effet ne se réalise qu'à l'ultime moment, la matière du pain et du vin ne se changent qu'à ce moment là) ni un mal de peine ni un mal moral.
Le P. Labourdette fait de cette défaillance un mal de peine qui implique en même temps un mal moral. Je pèche car je suis puni, je suis puni car je pèche, le refus de la motion au bien impliquant la défaillance, la défaillance méritant le refus de la motion au bien.
Le père nous dit ensuite que: "Dans l'ordre de la cause dispositive, ma défaillance, non dans le temps, comme les dispositions éloignées, mais en nature et au même instant comme, analogiquement, la corruption précède la génération sans qu'à un seul un instant réel la matière demeure sans forme. Au contraire, dans l'ordre de la cause formelle qui assure l'espèce de l'acte ainsi défaillant , ce qui précède, c'est le refus de la motion au bien impliqué dans la motion effectivement donnée au matériel de l'acte mauvais. Mais par manière de disposition et au seul titre de la défaillance, j'ai priorité. Le péché porte ainsi en lui-même sa première peine".
Curieuse idée de faire précéder la génération par la corruption. Comment la corruption peut-elle exister si elle n'a rien à corrompre? Ne doit-on pas penser plutôt qu'il faut d'abord poser la génération d'une substance qui puisse ensuite subir une corruption et être détruite. Comment détruire ce qui n'est pas ? Le mal n'a pas d'être, il existe grâce au bien dont il est la privation. De même que la défaillance n'est pas encore une faute mais un défaut qui va faire mal opérer le sujet.
Le père compare à nouveau le cas de l'acte moral mauvais à celui de la composition de la matière et de la forme dans la constitution de la substance naturelle. Il fait ainsi de ma défaillance la cause matérielle de l'acte mauvais, tout en reconnaissant plus bas que celle-ci est déjà un péché: "Ainsi, à ce premier instant, de même que la défaillance est déjà péché, le refus de la motion au bien est déjà peine, peine de ce péché-là." Mais la cause matérielle du mal ne peut pas être le mal lui-même selon saint Thomas, car le mal n'a pas de réalité mais est seulement le défaut d'un bien. La cause matérielle du mal est le bien, car "le bien est le sujet du mal" selon lui (I, 49,1). Le mal n'a pas de cause formelle contrairement à ce que nous dit le père, mais seulement une cause accidentelle. Saint Thomas précise dans le même paragraphe que "un agent ne manque son action qu'en raison d'un obstacle. Mais être cause ne peut être que le fait d'un bien; car rien ne peut être cause sinon en tant qu'il est de l'être, et tout être, en tant que tel, est un bien." La cause formelle venant de Dieu ne peut être qu'un bien, il ne peut pas formellement mouvoir au péché mais seulement accidentellement. Le mouvement que Dieu procure, en tant que cause de tout être et de tout acte, accompagne le sujet qui opère avec un défaut, la faute vient de cela. Quand la volonté défaille "sans se soumettre actuellement à sa règle", ce défaut dit Thomas n'est pas encore une faute. Çà le devient au moment de l'opération.
Le père Labourdette a beau conclure que "c'est bien par la seule causalité de l'homme que le péché s'introduit, dans la seule ligne où l'homme suffise à être cause première", on a du mal à ne pas penser que dans son système Dieu est cause première dans la ligne du bien et du mal, et que c'est lui qui me fait à la fois défaillir en me privant de la grâce nécessaire pour bien agir, tout en me punissant pour ne pas avoir reçu cette même grâce et m'abandonnant par là au péché.