Il n'y a pas pire méthode pour comprendre un auteur, surtout en métaphysique ou en théologie, que celle qui consiste à sortir une idée de l'ensemble du contexte de la doctrine sans tenir compte des autres qui viennent l'équilibrer, la justifier et parfois l'expliquer. Autant partir naviguer après avoir enlevé l'une des deux coques d'un catamaran: c'est le naufrage et la noyade assurés. L'enseignement du docteur angélique, qui étudie des notions particulièrement sublimes et éblouissantes, puisqu'il vise Dieu lui-même, est particulièrement subtile. Sa doctrine est parfois comparée à une cathédrale, un système minutieusement agencé, ou chaque notion, chaque principe, chaque conclusion, chaque analogie, s'insère dans le vaste ensemble de la construction, de sorte que chaque partie rend possible le tout. Enlevez une pierre fondatrice et c'est la nef tout entière qui s'effondre.
C'est l'impression que nous a donné la lecture récente de la lettre 18 des Provinciales de Pascal à propos du problème assurément le plus litigieux de la théologie, à savoir celui de la grâce efficace. Pascal, voulant démontrer que la théologie de Jansénius n'est que celle d'Augustin sous sa forme la plus pure et orthodoxe, elle-même reprise dans les mêmes termes par saint Thomas, cite un représentant du thomisme de l'époque, le père Alvarez, et le met qui plus est d'accord en passant avec un adversaire jésuite: "Que la volonté de Dieu ne peut manquer d'être accomplie; et qu'ainsi, quand il veut qu'un homme consente à la grâce, il consent infailliblement, et même d'une nécessairement, non pas d'une nécessité absolue, mais d'une nécessité d'infaillibilité. En quoi la grâce ne blesse pas le pouvoir qu'on a de résister si on le veut; puisqu'elle fait seulement qu'on ne veut pas y résister, comme votre père Pétau le reconnaît en ces termes, to.I, p.602: "La grâce de Jésus-Christ fait qu'on persévère infailliblement dans la piété, quoique non par nécessité. Car on peut n'y pas consentir si on le veut, comme dit le Concile; mais cette même grâce fait que l'on ne le veut pas". Pascal un peu plus haut dénonçait les ennemis de Jansénius qui en faisaient un nouveau Calvin pour lequel la volonté n'a aucun pouvoir de résister à la grâce efficace ce qui lui confère un caractère de nécessité absolue, et qui en même temps critiquaient Molina dans son refus du pouvoir de la grâce sur la volonté. Pascal affirme que Jansénius adhère au Concile et n'ôte pas à l'homme le pouvoir de refuser la grâce(ce qui serait revenir à Calvin) tout en admettant également que Dieu "lui fait faire ce qu'il veut, et en la manière qu'il veut, sans que cette infaillibilité de l'opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l'homme...".
Tout ceci nous ramène au problème des actes bons méritoires. Ceux qui les accomplissent le font parce qu'ils recoivent une grâce efficace qui aboutie infailliblement. Mais ceux qui font le mal le font parce qu'ils n'ont pas reçu la grâce indispensable qui les porte à faire l'acte bon. Si la volonté de Dieu ne peut manquer d'être accomplie, cela veut dire que si certains pèchent – c'est-à-dire posent un acte contre la volonté de Dieu – c'est forcément que Dieu n'a pas voulu que ce bien soit accompli et n'a pas fait ce qui était nécessaire pour que ce mal soit évité. Il aurait été évité si une grâce efficace destinée à l'acte bon et non mauvais avait été envoyée. Si Dieu veut que quelqu'un fasse le bien, cette personne, selon Pascal le fera nécessairement, certes d'une nécessité d'infaillibilité et non absolue, ce qui ne change rien à l'affaire. L'acte bon est accompli quoi que l'homme en pense, puisqu'il ne peut pas ne pas le vouloir, il le veut nécessairement, et en cela il reste libre. Une liberté certes un peu nécessaire, c'est celle des élus. Les réprouvés eux sont délaissés par une justice que Dieu seul connaît. Quoi qu'en dise Pascal, tout ceci sent un peu le calvinisme frelaté et l'on comprend pourquoi Jansénius s'est fait remonter ses bretelles théologiques par deux papes.
Pascal cherche à éviter deux écueils, deux positions extrêmes: celle du molinisme où la grâce n'a pas de pouvoir sur la volonté et le calvinisme où la volonté n'a pas le pouvoir de résister à la grâce. Il défend donc une voie médiane, le juste milieu dans lequel la vérité se tient toujours selon Aristote. Il admet que "l'homme par sa propre nature a toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, (...) mais que néanmoins quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde , il lui fait faire ce qu'il veut, et en la manière qu'il le veut, sans que cette infaillibilité de l'opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l'homme par ses secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si admirablement expliquées, et qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le libre arbitre et la puissance qu'a le libre arbitre de résister à la grâce".
Comment expliquer ce qui apparaît comme une antinomie: comment Dieu peut-il obtenir infailliblement l'adhésion du libre arbitre tout en le laissant libre, et si cela est possible comment comprendre qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, si les grâces efficaces sont distribuées avant tout démérite personnel de l'homme?
Reprenons la première phrase attribuée à saint Thomas: "la volonté de Dieu ne peut manquer d'être accomplie". Cette affirmation nécessite quelques nuances car à proprement parler saint Thomas ne dit pas cela. Dans sa Somme Théologique il soutient plutôt le contraire car "si sa volonté rend nécessaires les choses qu'il veut, il s'ensuit que toutes les choses adviennent nécessairement" (I, qu.19,8) et cela détruirait le libre arbitre, la délibération, le mérite et l'homme ne pourrait pas participer à son salut ("De la sorte périssent le libre arbitre, la délibération et tout ce qui s'ensuit").
Ceci explique que si Dieu veut de façon "antécédente" que tous les hommes soient effectivement sauvés selon la parole de saint Paul à Timothée ( 2 ,4), c'est-à-dire en ne tenant compte que de sa volonté à lui et non les nôtres et les actes que nous poserons dans nos vies, cela ne veut pas dire que de façon "conséquente" et "absolue", en tenant compte des circonstances et des choix des libres arbitres humains, Dieu ne veut pas le salut de tous les hommes dans le sens où il accepte et permet la défection de certains. Il faut donc comprendre la "réprobation" des damnés, pour lesquels on dit de Dieu "qu'il ne veut pas pour certains ce bien qu'est la vie éternelle, (...) qu'il les a en haine ou qu'il les réprouve" (I, qu.23,3, resp), non dans le sens d'une volonté divine antécédente mais conséquente. Dieu le veut signifie Dieu le permet: "la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d'infliger la peine de damnation pour cette faute", faute qui "provient du libre arbitre chez celui qui est réprouvé et que la grâce délaisse" (ibid., ad.2).
L'impossibilité dans laquelle est le réprouvé d'obtenir la grâce n'est pas absolue mais conditionnée; c'est-à-dire, conditionnée par l'obstacle imposé par le libre arbitre. Le refus de la grâce du côté de la créature et non du côté de Dieu est la cause de la réprobation. De cette manière, reprenant les paroles de saint Anselme – certes dans une objection mais non pas pour la critiquer en elle-même – le docteur Angélique soutient que "la raison pour laquelle Dieu n'a pas accordé la grâce au diable, c'est que celui-ci n'a pas voulu la recevoir ni s'y préparer"(I-II, qu.112,3, ob.2).
Cette possibilité du péché personnel, du rejet de la volonté de Dieu, c'est Dieu même qui le veut. Ce n'est pas scandaleux de penser que Dieu veuille bien qu'on ne veuille pas de lui, car c'est la condition pour partager sa béatitude divine avec des êtres capables de le faire, donc des personnes faites à son image, c'est-à-dire douées d'intelligence, de volonté et de ce fait douées de libre arbitre. Saint Thomas rappelle cela de manière très simple: "De même que Dieu veuille non nécessairement certaines des choses qu'il veut, cela ne vient pas d'une défaillance de la volonté divine, mais d'un défaut qui affecte par nature la chose voulue". L'homme peut se dérober à la grâce ainsi que Pascal le croit à la suite des docteurs et des conciles. Si toutes les choses que Dieu veut, il ne les veut pas nécessairement, c'est parce que le vouloir – contrairement à la connaissance par l'intelligence qui concerne les choses par rapport au sujet qui connaît – à rapport "aux choses selon ce qu'elles sont en elles-mêmes". Dieu veut les choses selon leur nature, et la nature du libre arbitre est de ne pas pouvoir être contraint. Dieu meut les volontés selon leur mode propre d'agir, à savoir librement. Cela exclut toute nécessité. Dieu ne veut pas nécessairement le salut de tous les hommes, bien qu'il veuille le salut de tous.
Voilà écarté le grand scandale de ceux qui croient faire offense à la toute puissance de Dieu en rendant nécessaires toutes ses volontés. Cela éclaire également la notion de grâce efficace. Quand saint Thomas dit que la "volonté de Dieu est parfaitement efficace", il entend par là que "non seulement les choses qu'elle veut sont faites, mais qu'elles se font de la manière qu'il veut. Or Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d'autres, de façon contingente..." (I, qu.19, 8). On comprend donc que l'efficacité du côté de Dieu ne peut avoir aucun défaut, aucune impuissance, aucune imperfection. La motion divine est efficace en soi, par contre Dieu veut que cette efficacité se produise dans certaines conditions: de façon nécessaire pour les êtres non doués de libre arbitre et contingente pour les êtres rationnels. Pour ces derniers, Dieu prépare des causes de "nécessité conditionnelle" et "défectibles" dont "les effets se produisent d'une manière contingente".
Nous devons garder tout ceci en mémoire lorsqu'on lit la citation de Pascal selon laquelle la motion divine "revêt un caractère de nécessité: nécessité qui n'est pas de contrainte (coactionis) , mais de certitude (infallibilitatis), car ce que Dieu entend produire ne saurait faire défaut". D'ailleurs, saint Thomas rappelle dans une réponse de cette même question que "Quand la grâce nous fait défaut, c'est en nous qu'il faut en chercher la cause première; quand elle nous est donnée, sa première cause vient de Dieu" (I-II,qu.112, 3 ad.2. Ce passage doit se lire à la lumière des autres que nous avons évoqués ci-dessus. L'intention, ou la volonté de Dieu est d'une nécessité conditionnée quand le libre arbitre est en jeu, si celui-ci ne défaille pas en se soustrayant à la volonté divine. Le passage en question ne peut renvoyer qu'à la volonté antécédente de Dieu, qui veut que les choses arrivent selon les règles naturelles qu'il a lui-même mises en place et voulues. Du côté de Dieu la motion est par essence sans défaut, si Dieu veut produire quelque chose, et si rien ne s'y oppose, cela sera. Mais on vient de voir que Dieu ne le veut pas dans tous les cas de figure.
Cette distinction thomiste est bien utile à Pascal pour dédouaner Jansénius de l'accusation d'hérésie. Aussi la 3ème proposition condamnée de l'Augustinus basée sur la théorie de l'évêque d'Ypres pour qui "une œuvre est méritoire ou déméritoire lorsqu'on la fait sans contrainte, quoi qu'on ne la fasse pas sans nécessité "peut être comprise dans un sens orthodoxe si la nécessité laisse la volonté libre. Mais si l'Eglise a condamné Jansénius c'est bien que cette nécessité même infaillible, et non de contrainte, restait une nécessité malgré tout, et une nécessité qui entraînait de façon irrésistible l'adhésion de la volonté.
Si la grâce est telle que la volonté , que l'on assure libre car elle "ne veut pas" ne pas y consentir, pour ne pas dire qu'elle ne peut pas ne pas vouloir tout en restant libre puisque la grâce efficace atteint nécessairement son but et que Dieu s'arrange pour que cela arrive grâce à un accès spécial à notre volonté de l'intérieur, on est bien obligés d'admettre que la motion efficace revêt un aspect irrésistible et nécessaire.
Certes, il faut admettre avec Pascal que Dieu a le pouvoir de mouvoir la volonté de façon infaillible tout en laissant le libre arbitre vraiment libre. C'est ce qui arrive pour les bienheureux au ciel. Leur volonté ne peut se détourner du souverain bien car rien ne peut empêcher la volonté de se détourner de ce pour quoi elle est faite quand cela se présente sous une forme parfaite et infinie. La volonté étant finalisée par le bien, le bien le plus total qui puisse se concevoir va entraîner infailliblement l'adhésion de la volonté vers la volonté divine pour se délecter dans cet amour unifiant. Car selon saint Augustin, la délectation et l'amour sont identiques à ce poids intérieur de la volonté qu'est le libre arbitre. Dans la vision béatifique, ce poids est comme infini et entraîne irrésistiblement le libre arbitre.
Mais on ne peut pas transposer cette situation qui ne concernait que l'humanité du Christ, seul homme à jouir ici-bas de la vision bienheureuse. A moins de faire de l'exception la règle, il faut maintenir que dans la condition de voyageur, même saint Paul élevé au troisième ciel, même la bienheureuse Vierge marie, malgré les grâces exceptionnelles reçues, n'ont pas été dans la condition de la Patrie. Ce cas qu'on ne peut même pas qualifier de miraculeux, car ne rentrant pas dans le cadre de la vie naturelle, mais entièrement surnaturelle, ne nous paraît pas correspondre à l'économie normale divine. Car si au ciel on ne mérite plus, c'est justement parce que la grâce de salut est telle que le mérite n'est plus possible. Le mérite nécessite l'absence de vision, le pèlerinage dans la foi, la possibilité de refuser la grâce. Dieu ne voulant pas nous supprimer la possibilité de mériter d'autres grâces et finalement le salut proposé, ne nous donne que des grâces suffisantes, pour qu'on puisse nous y délecter, et préférer la vie vertueuse et les biens spirituels à nos plaisirs égoïstes et charnels, à préférer servir Dieu plutôt que de nous servir nous-mêmes, sans que cela contraigne de trop le libre arbitre. Dans sa science et sa sagesse parfaites, lui seul sait doser le poids entre la grâce et la volonté pour maintenir un équilibre qui respecte la nature et le mode d'agir des causes secondes qu'il a lui-même voulu.
Que certains pour des missions particulières, reçoivent plus de grâces, et qu'on les appelle pour cela des élus, que leur adhésion à la volonté divine soit de ce fait facilitée ne répugne pas à l'équilibre de la doctrine thomiste. Mais cela ne supprime pas le reste des élus, la grande majorité des âmes qui sans missions spéciales ont œuvré et mérité, faisant avancer le Royaume, en accueillant docilement les grâces ordinaires et suffisantes aux actes méritoires en vue du salut. Que l'on tombe dans la prédestination calviniste ou dans la grâce efficace nécessitante de Jansénius est une autre chose. Pascal aurait dit ne jamais avoir étudié les scolastiques dans sa jeunesse et ne pas être théologien. On lui pardonnera donc volontiers d'avoir pu penser que le jansénisme était en accord sinon avec le thomisme authentique, tout au moins avec saint Thomas lui-même. Nous verrons d'ailleurs dans un autre article que, de nos jours encore, des thomistes emboîtent davantage le pas à Jansénius qu'à leur maître Thomas.