Dans le Livre V de son Catéchisme des incroyants, le RP Sertillanges pose, par le biais de son interlocuteur imaginaire, la question suivante: "N'y a-t-il pas enfin, dans vos histoires, des cas de rémission accordée à des damnés?" A cette question surprenante, le célèbre dominicain répond de façon non moins étonnante: "Il y en a; mais quoi qu'il en soit de leur authenticité, qui n'a aucune garantie certaine, on les interprète conformément à la doctrine. Saint Thomas dit: Ceux-là sont sortis de l'enfer parce que leur sentence n'était pas décisive." Cette dernière assertion prêtée au docteur angélique semble justement ne pas correspondre à la doctrine de l'Eglise en général et à celle de st Thomas en particulier. Nous avons toujours entendu dire que la damnation était un état irrémissible, aussi cette affirmation appuyée sur l'autorité du plus grand théologien catholique est-elle déstabilisante. Le Père A.D. Sertillanges, que Gilson considérait "comme le plus authentique thomiste de la précédente génération", n'était pourtant pas un bleu en la matière. Essayons donc de comprendre cette citation en gardant à l'esprit le conseil que Sertillanges donne lui-même, en l'interprétant conformément à la doctrine. Nous voulions insérer ce point de doctrine dans notre article sur "le salut facile d'Arnaud Dumouch", mais nous avons préféré le mettre à part pour ne pas alourdir un développement déjà suffisamment chargé et complexe. Pour commencer notre réflexion, nous devons avouer que nous n'avons pas réussi à trouver cette citation dans les écrits de st Thomas. Nous avons posé la question à plusieurs bénédictins qui ne savent pas non plus où elle serait susceptible de se trouver. La première hypothèse serait que saint Thomas ne l'ait pas écrite telle quelle, et qu'il ne s'agit pas là d'une citation, mais d'une reformulation plus ou moins libre de Sertillanges. L'explication qui suit semble donner raison à cette thèse mais l'utilisation de l'argument ne correspond pas à celle qu'en fait saint Thomas dans sa Somme Théologique. Voici ce que le Père écrit: "Rien n'enchaîne le vouloir divin en ce qui concerne l'application de ses règles. La règle est: toute destinée vraiment à son terme est fixée à tout jamais. Mais quand est-elle à son terme, cela dépend de la Providence. Régulièrement, c'est le temps de la vie; mais au delà, s'il plaît à Dieu, l'épreuve peut se poursuivre; on peut être "voyageur" ailleurs que sur ce sol; on peut être voyageur une seconde fois, comme ce fut le cas de Lazare ressuscité. Cela ne fait aucun tort aux principes et peut répondre à certaines situations morales".
Voilà un texte qui fera plaisir à M. Dumouch. C'est dommage qu'il paraît l'ignorer, auquel cas il l'aurait cité. Nous retrouvons la même idée d'une sorte de deuxième vie qui permettrait de réaliser la conversion, la pénitence et achever ce qui n'a pas été fait pendant le temps imparti, à savoir celui de la vie terrestre et temporelle.
Reprenons l'argumentation par la fin. Est-ce que cela ne fait réellement aucun tort aux principes? Aux principes thomistes, oui! Saint Thomas dit bien qu'il y a un jugement final qui récapitule toute la vie de l'homme, et qui dépasse le moment exact de la mort et qui s'étend jusqu'à la consommation des temps. Après la mort, enseigne saint Thomas (III, qu.59, a.5), l'homme se survit de plusieurs façons: dans la mémoire des autres, dans ses enfants, dans les conséquences de ses actes, dans son corps et dans les biens temporels où l'homme a mis son affection. Dieu doit tenir compte de tous ces facteurs dans le jugement de ce qu'a été dans sa totalité la vie d'un homme. De ce fait "on ne peut, sur toutes ces choses, porter un jugement définitif et public tant que le cours de ce temps se poursuit. Il suit de là qu'un jugement final est nécessaire: tout ce qui appartient à chaque homme, en quelque manière que ce soit, sera alors jugé d'une façon définitive et manifeste." Pour Thomas, l'attente d' "une sentence décisive" ou "définitive", ne concernerait donc que les "choses humaines qui restent soumises à la marche du temps" et qui "concourent cependant de quelque manière à sa récompense ou à sa peine." (ibid, ad.1). Cela n'enlève rien au jugement particulier qui scelle l'éternité de l'homme. Si les réalités changeantes nécessitent leur achèvement pour un jugement définitif, il faut également "soutenir qu'après la mort, l'homme, pour tout ce qui touche à l'âme, obtient un statut immuable; par suite, en ce qui concerne la récompense de l'âme, il n'est pas nécessaire de retarder davantage le jugement. " Voilà la doctrine thomiste qui correspond aussi à celle qu'enseigne l'Eglise de façon traditionnelle.
Ainsi selon les principes de saint Thomas, toute destinée arrive vraiment à son terme au jugement final de manière décisive et manifeste, afin que toutes les choses soumises à la marche du temps concourent à la récompense ou à la peine de chaque homme, mais cela ne "fixe pas à tout jamais" sa destinée, car le jugement particulier place l'âme donc l'homme bientôt entier dans un état immuable, et donc fixe. Entre les deux jugements, saint Thomas précise que l'homme ne peut plus ni mériter ni démériter. Le titre de "voyageur", qui est parfois complété par les mots "sur terre" n'est plus approprié. Dans l'esprit de notre auteur, il fait toujours référence à la vie terrestre précédant la mort, celle du temps du mérite. Aussi l'exemple de Lazare est-il mal choisi puisque le second voyage du frère de Marthe et de Marie se poursuit ici-bas et non dans l'éternité, et sa résurrection est plus une réanimation, une réunification de l'âme et du corps, et état naturel semblable à celui de tout homme vivant sur terre qui n'a rien à voir avec la glorification du corps par l'âme bienheureuse illuminée par la lumière de gloire promise aux élus.
Dans le cas où saint Thomas aurait textuellement affirmé que certains damnés "sont sortis de l'enfer", il nous paraît impossible, comme nous venons de le lire, de prêter à saint Thomas la pensée selon laquelle certains hommes entreraient dans la damnation de façon temporaire, sans que leur sort n'ait été fixé définitivement auparavant. Il faudrait alors comprendre le verbe "sortir" non plus comme un mouvement en sens inverse mais comme un changement pendant la trajectoire et avant son terme. De le manière dont on dit de quelqu'un dans le langage ordinaire qu'il s'est "sorti d'affaire", non pas pour signifier qu'il était entré en un lieu ou que son sort était scellé, mais pour dire qu'il a échappé à une situation fâcheuse qui aurait pu en effet mal se finir. Ainsi ceux qui sont sortis de l'enfer sont ceux qui étaient en quelque sorte déjà damnés à cause de la vie qu'ils menaient, coupés de la grâce, et qui se sont repentis avant la mort et ont fait pénitence.