Si vous discutez avec une personne agnostique, ou tout du moins sceptique, à propos de l'existence de Dieu, le surnaturel et les bondieuseries, il est fort à parier que ce qui fait barrage à son adhésion soit la présence du mal dans le monde. L'argument est classique et non sans fondement. C'est celui qui revient le plus souvent, car comment concilier un Dieu bon, qui ne veut et ne fait que le bien, avec une création dans laquelle se retrouve partout la présence du mal, de la souffrance et de la mort ?
Nous ne dirions pas que c'est l'obstacle principal, car l'indifférence ou l'abandon de la religion pour la grande masse des gens qui ne se pose pas de questions métaphysiques, viendrait plutôt soit d'une absence de transmission de la foi, soit d'un affaissement dû au bien-être matériel, ou de la mentalité ambiante hédoniste. Pour être plus précis, ce n'est pas le mal théorique qui bloque les volontés mais davantage le mal pratique qui résulterait d'un cheminement vers Dieu. En effet, la conversion vers Dieu ne va pas sans un changement d'habitude de vie, et le chemin qui mène vers la divinité est une ascension, une remontée de la pente raide qui nécessite une lutte contre nos penchants à la sensualité, à la facilité, à nos égoïsmes. On peut imaginer que pour beaucoup d'hommes et de femmes, la perspective de ce combat, avec toutes les souffrances physiques et morales qui vont l'accompagner, n'est pas très attrayant. La notion clé de la vie chrétienne n'est-elle pas le renoncement? Selon l'économie divine mais aussi naturelle, qui veut que pour porter du fruit le grain doive tomber en terre et mourir, que le disciple n'est pas plus grand que le maître, que celui qui s'abaisse sera élevé, que pour suivre Jésus il nous faut porter notre propre croix à sa suite. Ce programme n'est pas toujours bien compris et quand la perspective de la vie n'est que terrestre, on ne veut pas la gâcher et jouer à qui perd gagne. On préfère jouir le plus possible des plaisirs d'ici-bas. Ceux-là sont à portée de main et offrent l'avantage d'être immédiats. Les autres, ceux d'en-haut, sont incertains et impalpables. Le pari de Pascal semble trop risqué.
Pour s'y dérober, des prétextes accommodants, le problème du mal tient une bonne place au classement. De plus il permet de renvoyer la balle du côté du ciel en mettant Dieu, s'il existe, devant ses contradictions. Nous sommes ainsi tout à fait innocents de l'absence de Dieu et cela évacue par la même occasion la possibilité d'une punition des actes mauvais par un Dieu justicier.
Reconnaissons cependant que tout le monde ne fait pas ce calcul pour se donner bonne conscience de vivre dans un athéisme pratique. Pour beaucoup, sincèrement, le mal pose un grave problème métaphysique, et sans faute consciente de leur part, empêche la volonté d'adhérer à l'appel de la grâce.
Il me fallait donc écrire quelques lignes sur ce sujet primordial et très actuel, d'autant plus que je viens de retomber dans nos archives sur une recension du livre de l'abbé de Tanoüarn intitulé justement une Histoire du mal. Soyons honnête tout de go, je n'ai pas lu ce livre, mais peu importe si le résumé qui en est fait n'est pas fidèle à la pensée de ce prêtre, malgré les quelques citations proposées. Ne serait-il que le reflet de l'idée que se fait du mal M. Woillemont? Il ne nous servira que de prétexte pour disserter sur ce sujet fondamental.
L'abbé est présenté comme un philosophe et un théologien, et d'après le résumé de M.Woillemont, c'est davantage cette dernière casquette qui est portée puisque pour répondre à la question "pourquoi y a-t-il du mal?", il le fait "en allant au texte", en "scrutant la Bible, en exigeant de Dieu qu'il nous livre une réponse, en le traquant dans sa Parole, et en allant jusqu'au pied de la Croix avec Marie". C'est une démarche légitime, mais pour quelqu'un qui se dit en plus philosophe est-elle la seule et est-elle suffisante? Qu'on nous permette de poser la question. La réponse à la question du mal se trouve-t-elle uniquement dans le "cœur de Dieu", et pour savoir ce qu'est le mal, est-on obligé d' "entrer dans le mystère du mal" ainsi que l'affirme l'auteur de l'article ?
Mais justement, le mal est-il un mystère? Je prends ici le mot au sens chrétien puisque le projet de l'abbé est ni plus ni moins de "mettre à nu le cœur de Dieu", exercice que d'aucuns trouveront un peu osé pour ne pas dire insensé, oubliant que selon le mot de l'Apôtre des gentils, "personne ne connaît ce qui est en Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu"(1Cor. 2,11), et que d'après saint Thomas d'Aquin, ce que Dieu est en lui-même dans son essence nous est totalement inconnu. Trêve de chicane, ce n'est là sans doute que figure de style et je me doute bien que cet abbé thomiste ne doit pas être pris au pied de la lettre.
Toujours est-il que le "mystère", vérité d'ordre surnaturel, que nous devons croire puisqu'elle est révélée par Dieu, renvoie à des notions très précises. La Trinité, l'Incarnation, la Création ex nihilo, l'Immaculée conception, l'Eucharistie, sont des choses qui dépassent la raison livrée à ses seules lumières naturelles (on exclue de cette liste le problème de l'immortalité de l'âme, qui contrairement à ce que croyait Cajetan, qui est apparemment pour l'abbé Tanoüarn une référence en la matière, était pour st Thomas démontrable par la seule raison naturelle et donc nullement un objet de foi). L'existence du mal dans le monde appartient-elle à ce même ordre des choses?
L'existence même de Dieu n'est pas seulement un article de foi, étant donné que des philosophes païens en ont donné des preuves métaphysiques. Si la raison peut remonter des créatures vers l'Etre Premier nécessaire et cause du reste, celui que Platon décrira comme le Bien, ne peut-elle pas découvrir par elle-même l'opposé du bien, ou pour être plus précis sa privation, c'est-à-dire le mal? Si le mal est uniquement de l'ordre du surnaturel, cela signifie que les philosophes n'ont pas pu en parler. Or, il est manifeste qu'Aristote a étudié cette question en regardant tout simplement autour de lui dans l'ordre naturel du monde. Il a bien vu que les êtres subissaient des corruptions physiques mais également que l'homme, être raisonnable, était sujet à l'erreur dans sa recherche de la vérité, et à la faute dans sa quête de la vie honnête et vertueuse. Son "éthique", terme grec qui a donné la "morale" en latin, témoigne de la possibilité d'une analyse des actes bons ou mauvais de l'homme.
Nous verrons plus loin que le mal comme l'existence de Dieu sont des notions qui possèdent deux angles d'approche: l'un naturel, l'autre surnaturel. Cela dépend des principes d'où procède la connaissance, et si la lumière vient de la raison ou de la révélation. De cette façon on peut savoir et croire en même temps, mais pas sous le même rapport, que Dieu existe. Les principes de la connaissance et l'objet qu'étudient le philosophe et le théologien ne sont pas les mêmes. C'est pour cette raison que si saint Thomas dit qu'on ne peut pas savoir et croire en même temps que Dieu existe, cela doit s'entendre sous le même rapport, ce qui n'est pas le cas ici. La lumière formelle n'est pas le même, pas plus que l'objet visé.
Les attributs venant de la lumière naturelle du philosophe et appartenant au Dieu premier moteur, cause première, immuable, simple, ne seront pas suffisants pour découvrir que Dieu est un et trine, créateur d'un monde qui n'est pas éternel, providence atteignant les causes les plus éloignées, incarné en Jésus, aimant l'homme et l'appelant à une communauté de vie par la vision béatifique de son essence. Tout ceci provient d'une lumière supérieure, descendant directement de Dieu. Le mal peut être connu par la lumière naturelle, mais celle-ci ne pourra pas connaître seule la chute originelle d'Adam et Ève, la perte du don d'innocence, du don d'immortalité, les blessures infligées à la volonté et à l'intelligence. Il y a donc certes un aspect du mal qui est un mystère, mais le mal n'est pas qu'un mystère.
Cela montre que le mal peut et doit commencer par une approche naturelle, surtout quand nous abordons la question avec quelqu'un qui pose comme un postulat la non existence de Dieu. Il faudrait alors d'abord démontrer la possibilité et la nécessité de l'existence d'un tel Etre avant même de pouvoir se demander si le mal est compatible avec lui. En face d'une personne agnostique ou athée, le mieux est donc de commencer par une approche métaphysique du mal. Cela permet d'emblée de se demander ce qu'est le mal. Car il y a mal et mal. L'abbé de Tanoüarn prend de toute évidence le mal dans le sens de la morale, celui que la Bible et l'Eglise nomment le péché. Mais alors il ne fallait pas nommer son livre "Une histoire du mal" mais "une histoire du péché". Car le péché n'englobe pas toute la notion du mal. Si l'on écrit une histoire du mal, il faut aller plus loin et commencer cette histoire à la genèse du mal, et la genèse du mal dans son sens large et non strict, ne commence pas à la Genèse au jardin d'Eden, ni même à la révolte de Satan quand il refuse orgueilleusement de servir le plan de Dieu. Le mal commence au moment où Dieu décide de créer des êtres autres que lui. Ainsi, l'abbé a raison de protester contre J.M. Garrigues qui dit que Dieu est "innocent du mal", mais pas dans le sens du mal de la faute morale. Car pour ce mal-là, il faut bien affirmer pour ne pas tomber dans le blasphème que Dieu n'en est pas la cause première et donc pas l'auteur.
Mais pour ce qui est du mal métaphysique Dieu en est l'auteur en tant qu'il est le créateur de notre monde. Ce fait tient dans la notion même du mal. Paradoxalement à la question, qu'est-ce que le mal?, il faut répondre: rien. C'est-dire-que le mal en soi n'existe pas. Le mal absolu, si une telle chose était possible serait le néant. Or le néant c'est le rien absolu. Là où il n'y a rien, il n'y a plus de mal non plus et on ne peut plus rien en dire. Mais comme le mal n'existe qu'en fonction du bien, puisqu'il en est l'opposé ou plutôt la privation, si l'on enlève tout le bien existant, le mal n'a plus de support et il disparaît.
Tout cela vient de ce que le bien est un des aspect de l'être, c'est un des "transcendantaux" de l'être pour prendre le terme scolastique. Le bien, comme la vérité, l'unité, est interchangeable avec l'être, autant il y a d'être, autant il y a de bien. Ces notions apparaissent en même temps que celle de l'être car elles sont inclues dedans. L'unité est nécessaire à l'être. La vérité c'est l'être perçu par une intelligence, la bonté c'est l'être désiré par la volonté.
Or si Dieu est acte pur d'être, il est parfait, il est éternel, sans début, sans commencement, sans aucun manque, sans besoin, ne nécessitant aucune perfection supplémentaire, jamais en "puissance", jamais en quête d'une réalisation qui rajouterait quelque chose à son être. Il est d'une perfection infinie et absolue. Son être est son essence, son essence c'est l'être, il est purement en acte. Il a l'être par soi et en soi, sans cause extérieure, sans addition, sans dépendance. Si un tel être choisit sans nécessité de poser dans l'existence un être autre que lui, cet être n'aura pas le même mode d'être que, car il ne sera pas Dieu. Il sera tout le contraire de ce qu'on vient de dire: non éternel, pas en acte seulement mais en puissance: il aura besoin d'accomplir des actes seconds pour augmenter son être, pour se maintenir dans l'être. S'il n'est pas un pur esprit comme l'ange, mais un homme, il devrait croître dans son corps, le nourrir. Pour connaître il devra réfléchir, produire des concepts, analyser, juger. Il devra poser des choix par sa volonté pour agir. Il sera un être dépendant, un être limité, un être vivant dans le temps, et si Dieu ne l'appelle pas gratuitement par un don supplémentaire à l'immortalité, il est un être voué à la corruption car la matière subit l'usure du temps, l'énergie se dégrade.
Ce qui n'a pas l'être par soi l'a par un autre, et dépend de lui. Ce qui n'est pas être pur n'est pas parfait et manque nécessairement de ce qui le rendra parfait en l'achevant, puisqu'est parfait ce qui est fait entièrement, ce qui ne manque plus de rien pour atteindre sa finalité ultime. Ce qui n'est pas parfait n'a pas tout le bien qui rendrait son être absolument plénier.
Donc tout ce qui n'est pas Dieu est ontologiquement soumis à l'imperfection. C'est comme ça, Dieu n'y peut rien. Il ne peut pas ne pas être Dieu, et une créature ne peut pas être Dieu. On doit admettre cela pour ne pas tomber dans l'irrationnel et la contradiction métaphysique. Il ne peut y avoir qu'un seul être parfait (s'il n'est pas seul alors il n'est pas absolument parfait car un autre être aurait quelque chose qu'il n'a pas) et premier, cause de tout le reste. Dans une créature, le bien n'est pas absolu, et par conséquent, elle est sujette au mal comme absence de bien. Cela n'a rien à voir avec la faute et le péché. En causant l'être second, Dieu par nécessité ontologique fait exister des êtres imparfaits en manque d'être. Dieu est cause du mal métaphysique inhérent à l'être créé.
Une fois ce constat établi, on peut ensuite distinguer un mal physique et un mal moral. Avant même d'avoir un regard de théologien, en lien avec le manque d'être métaphysique dont nous parlions plus haut, on peut dire que les êtres incomplets terrestres, pour se maintenir dans la vie naturelle, ont besoin de détruire d'autres êtres. Le faucon mange le lézard, le lézard doit se nourrir de la mouche, la mouche mange du sucre. La fleur se fane vite. Tous ces êtres ne sont pas éternels. Ils se succèdent sans qu'il y ait prolifération à l'infini, ce qui matériellement serait impossible, car la matière n'est pas métaphysiquement infinie et de plus le globe terrestre serait vite saturé si c'était le cas. Saint Augustin ajoutera que la beauté de l'univers provient de cette diversité des êtres qui ont des degrés variés dans des existences plus ou moins éphémères. Le noir permet le blanc, le mal fait ressortir le bien. La vie s'accompagne de la mort pour tous les êtres finis terrestres. Cela fait un tableau harmonieux de couleurs bigarrées.
L'homme est un être à part dans ce tableau, car doué de raison et de volonté, il tend vers son bien en toute connaissance de cause et de finalité. Cela était déjà vrai pour les païens ignorants de la révélation. Le mal se divisait en mal purement physique commun à tous les êtres, et en mal moral propre à l'homme, seul être capable de commettre une faute, car lui seul capable de poser un choix après délibération et jugement provenant d'une intelligence qui a analysé l'objet de l'acte, ses circonstances, ses conséquences en tenant compte d'une règle appelée la loi morale, injonctions de la droite raison. Pour les chrétiens cette loi naturelle est le reflet de la loi divine elle-même.
Avec la Révélation, le mal va se distinguer en mal de peine et de faute chez l'homme. Le mal de peine qui "enlève le bien de la créature", peut se retrouver chez les autres êtres comme la privation de la vue peut toucher un animal. Par contre, ce que saint Thomas appelle le mal de faute provient de "la soustraction de l'action obligée, en matière volontaire", en quoi consiste le péché. Je choisis de ne pas obéir à la loi divine en me soustrayant au commandement par une non considération de la règle au moment du choix de l'acte. Je me détourne de la volonté de Dieu en me détournant de sa loi. Cette privation de ce bien produit du néant, et donc de mal. Ce mal-là, Dieu ne le veut pas, il le permet et l'accompagne comme cause seconde, car sans lui rien ne demeure dans l'être, rien ne se fait, rien n'est voulu. Il est l'énergie nécessaire sans laquelle aucun moteur ne marcherait. Son acte premier entraîne tous les moteurs seconds. Il permet au boiteux de marcher mais il n'est pas la raison de la chute de l'homme qui est devenu boiteux à cause de celle-ci.
Dans ce sens, Dieu est tout à fait innocent du mal moral. Il n'y a aucun scandale à admettre que l'homme, être libre créé à l'image de Dieu, puisse poser des actes volontaires qui s'opposent à la volonté de Dieu, qui meut les êtres selon la nature qu'il a lui- même mise en place. Les volontés agissent comme des volontés, sans contrainte extérieure. C'est un risque que Dieu a pris en créant de tels êtres, sachant que malgré le mal que cela allait rendre possible, un plus grand bien en ressortirait. Et que le choix de ceux qui préfèrent se priver de la béatitude ne doit pas rendre inexistant la possibilité des êtres spirituels qui choisiront Dieu avant de se choisir eux-mêmes, en préférant de la sorte la vision béatifique.
Nous n'évoquerons que rapidement l'allusion à Cajetan selon lequel "seule l'écriture canonique est la règle de la foi" et la Tradition n'en est que le critérium, alors que l'Eglise enseigne que les deux sont conjointement des règles de la foi. La Tradition a existé même avant l'Ecriture et son champ est aussi plus étendu car beaucoup de choses n'ont pas été écrites comme le dit st Jean. Selon le Concile de Trente et du Vatican, la Tradition mérite la même foi que les écritures, et elle a toujours été dans l'Eglise la principale règle de foi, comme en témoigne st Paul aux Thessaloniciens: "Dès lors, frères, tenez bon, gardez fermement les traditions que vous avez apprises de nous, de vive voix ou par lettre ", ou à Timothée: "Ce que tu as appris de moi sur l'attestation de nombreux témoins, confie-le à des hommes sûrs, capables à leur tour d'en instruire d'autres. "