Nous avons tâché, dans notre précédent article "la néo-casuistique du chapitre VIII", de faire voir comment les auteurs du livre "Une morale souple mais non sans boussole" répétaient les maximes des bons Pères jésuites du XVIIème siècle, afin de permettre au plus grand nombre de fidèles de recevoir les sacrements de l'Eglise sans se convertir et sans vivre dans la norme morale. Penchons-nous maintenant sur les points doctrinaux soulevés par nos deux auteurs pour refaire à nouveaux frais une analyse détachée de tout intérêt et parti pris. C'est l'avantage d'être un penseur laïc autonome qui n'a pas à subir la pensée dominante d'une communauté, une obéissance stricte à un supérieur, un espoir de promotion hiérarchique, ou une réputation théologiquement correcte.
Pourquoi remettons-nous le couvert pour resservir quelques portions de doctrine thomiste, paulinienne ou jean-paulinienne agrémentées de sauce pascalienne? Parce que ce livre apporte du grain nouveau à moudre, il approfondit le débat grâce aux dubia, mais également répète les mêmes erreurs doctrinales, ou même pire tait, les arguments essentiels thomistes qui seuls peuvent donner une réponse satisfaisante aux problèmes soulevés par l'exhortation du pape François, ou plutôt par son vrai auteur Mgr. Manuel Victor Fernandez. Le livre remet aussi en question l'encyclique Veritatis Splendor en tentant d'en minimiser l'importance et la portée, en confondant sa théologie avec celle d'Amoris et en faisant croire qu'entre les deux textes la continuité est parfaite. Contrairement
aux cardinaux qui ont envoyé les cinq dubia
au pape François, qu'on nous permette d'en douter. Et s'il fallait
vraiment y croire, cela ne se ferait pas sans un lavage à la machine
des textes de Jean-Paul II avec une bonne dose de Soupline.
Pour cela aussi, à cause de notre attachement au pape Jean-Paul II et à cause de l’honnêteté intellectuelle, pour son honneur et pour la vérité, il nous incombe de remettre la main à la pâte.
Allons droit au but, sans fausse pudeur théologique, et reconnaissons que la grande affaire du chapitre VIII, c'est de régler la situation délicate du nombre croissant des divorcés remariés. Ils sont de corps dans l'Eglise mais ne peuvent pas vraiment être d'âme avec elle puisque leur situation les coupe ou les coupait jusqu'à François, de la communion ecclésiastique, de la tête du corps mystique qu'est le Christ. Comment communier au Christ si l'on ne fait pas sa volonté? Comment se nourrir de son corps alors que de son côté, sa nourriture est de faire la volonté du Père? Il y a donc un pas que Jean-Paul II ne voulait pas franchir, et qui a été franchi, pas qui change tout, et qui fait que, quoi qu'en aient un Thomasset, un Garrigue, un Schönborn ou un Fernandez, nous n'avons plus la continuité du magistère qu'on veut nous faire croire et avaler à grand coups de citations thomistes, citations généralement hors sujet pour qui s'y connait un peu en la matière. Mais le présupposé de tous ces docteurs en théologie, c'est que le fidèle moyen ne lit pas saint Thomas, ou ne le comprend pas. Donc on ne prend pas trop de risques en glissant par-ci par-là quelques passages bien choisis qui ont un vague lien avec le sujet mais qui, bien compris, et surtout reliés à d'autres passages omis (inconsciemment, par ignorance ou pire par calcul?) qui ruineraient toute l'argumentation.
Mais revenons au Rubicon qui a été franchi et citons le saint polonais. Certes, il "exhorte chaleureusement les pasteurs et la communauté des fidèles dans son ensemble à aider les divorcés remariés. Avec une grande charité, tous feront en sorte qu'ils ne se sentent pas séparés de l'Eglise, car ils peuvent et même ils doivent, comme baptisés, participer à sa vie". Il précise néanmoins un peu plus loin que "L'Eglise, cependant, réaffirme sa discipline, fondée sur l'Ecriture Sainte, selon laquelle elle ne peut admettre à la communion eucharistique les divorcés remariés. Ils se sont rendus eux-mêmes incapables d'y être admis car leur état et leur condition de vie est en contradiction objective avec la communion d'amour entre le Christ et l'Eglise, telle qu'elle s'exprime et est rendue présente dans l'Eucharistie. Il y a par ailleurs un autre motif pastoral particulier: si l'on admettait ces personnes à l'Eucharistie, les fidèles seraient induits en erreur et comprendraient mal la doctrine de l'Eglise concernant l'indissolubilité du mariage" (Familiaris Consortio, 84).
Amoris "refusant une pastorale du tout ou rien", accepte en définitive le "tout" à la place du "rien" de Jean-Paul II, car il n'y a pas de demi-mesure dans l'incapacité dont parle celui-ci, dans la contradiction objective et la non-admission aux sacrements. Toute la rhétorique casuistique de la morale souple de Thomasset et Garrigue veut montrer le contraire, mais cela n'est pas possible.
Le premier dit bien que pour les personnes en "situation dites 'irrégulières'", "un discernement plus fin (réalisé au "for interne") pourra permettre dans certains cas l'accès aux sacrements. Le second, en se référant au pape, suppose qu'un confesseur puisse discerner "dans le cheminement intérieur d'une personne que le chemin de conversion qu'elle amorce avec la grâce de Dieu, même s'il est encore inachevé, pourrait être aidé par l'Eglise même sacramentellement". A la question: "Après Amoris Laetitia peut-on admettre l'éventualité qu'un confesseur discerne qu'une personne donnée peut être aidée parfois, même sacramentellement, dans un chemin de conversion réellement amorcé?", il répond oui. Il suffit d'un désir de conversion pour recevoir les sacrements, comme on reçoit des médicaments pour commencer à guérir après être allé chez le docteur. "Sur la base de ce ferme propos commençant, les sacrements vont pouvoir jouer leur rôle médicinal". L'Eucharistie peut-elle être comparée à un antibiotique? Peut-on en user quand le besoin se fait sentir pour se requinquer spirituellement? Peut-on consommer les sacrements comme des concoctions d'apothicaires? Au-delà de cette comparaison douteuse, est-il sérieux de penser que l'ouverture, même au cas par cas, grâce à toutes les excuses du monde, de l'accès aux sacrements aux personnes en situation de désordre pour ne pas dire d'adultère, est conforme et dans la continuité du refus catégorique de Jean-Paul II?
Prenons un autre exemple qui rend peu crédible la conformité de doctrine entre les deux souverains pontifes. Selon saint Jean-Paul II, "si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des actes " irrémédiablement " mauvais ; par eux-mêmes et en eux- mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : 'Quant aux actes qui sont par eux-mêmes des péchés (cum iam opera ipsa peccata sunt) - écrit saint Augustin -, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou d'autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes raisons (causis bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde, qu'ils seraient des péchés justifiés ?' " (Veritatis Splendor, 81) Or, dans Amoris, ainsi que pour les Père synodaux, ou pour les auteurs de la "Morale Souple", en s'appuyant sur le n° 1735 CEC qui lui ne précise pas de quels actes il s'agit, ce qui minimise considérablement la valeur de la citation, le contraire est vrai: " L'imputabilité et la responsabilité d'une action peuvent être diminuées voire supprimées par l'ignorance, l'inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d'autres facteurs psychiques ou sociaux". Nous verrons que précisément l'adultère n'entre pas dans ce cas de figure comme le montre bien saint Thomas.
Par ailleurs, ces auteurs se gardent bien de citer le numéro suivant, n°1736, qui prend entre autres, précisément cet acte en exemple, pour illustrer que "tout acte directement voulu est imputable à son auteur: Ainsi le Seigneur demande à Adam après le péché dans le jardin: "Qu'as-tu-fait là?" (Gn 3,13). De même à Caïn (cf. Gn 4,10). Ainsi encore le prophète Nathan au roi David après l'adultère avec la femme d'Urie et le meurtre de celui-ci (cf. 2S 12,7-15)."
De Veritatis à Amoris nous passons de "ne pas supprimer la malice" à "voire supprimer" l'imputabilité. Peut-on parler là encore similitude de pensée et de continuité doctrinale? Nous y voyons personnellement une opposition, une rupture. Le cœur de la doctrine de Veritatis, fidèle au thomisme, souligne l'existence d'actes qui sont mauvais en eux-mêmes, per se malum, à cause du principe qui veut que c'est l'objet qui spécifie la bonté de l'acte. Vouloir un objet mauvais rend la volonté mauvaise et rend l'acte entièrement mauvais dans tous ses éléments. Les circonstances et les intentions, qui sont les accidents de l'acte, dans ce cas-là, n'y changent rien. Même une bonne intention n'enlève rien au caractère peccamineux d'un acte mauvais en soi à cause de son objet, et voulu en tant que tel. Cela revient à faire ce que défend saint Paul: "Ou bien, comme certains nous accusent outrageusement de le dire, devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien? Ceux-là méritent leur condamnation" (Rom, 3, 8). A l'opposé, Amoris, admet que, "à cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n'est pas subjectivement imputable ou pas pleinement – l'on puisse vivre dans la grâce de Dieu" (n°305). Le mot "conditionnement" est synonyme de "circonstance", puisque le terme condition signifie "les circonstances qui déterminent le caractère ou l'existence d'un phénomène" (Dictionnaire Cnrtl). Les circonstances, l'ignorance, l'intention peuvent justifier ici un acte objectivement mauvais. N'y a-t-il pas contradiction? Les défenseurs du chapitre VIII pensent que non. Est-ce la vérité?
Le P. Thomasset minimise ce que certains considèrent comme une rupture doctrinale entre Veritatis et Amoris, en comparant cette situation avec celle du concile de Vatican II lorsque Mgr. Lefebvre avait refusé la notion de liberté religieuse. Il voit dans les deux cas le refus "d'un enseignement (qui) paraît à juste titre nouveau", alors qu'il s'agit "d'un développement doctrinal dans la continuité". Cette comparaison ne tient pas, car Mgr. Lefebvre s'est trompé sur le sens donné par le concile à la liberté religieuse, qu'il a confondue avec l'invitation de mettre toutes les religions sur le même plan. Pas de nouveauté, pas d'"indifférentisme" dans cette Déclaration de la liberté religieuse du concile: "Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle, en le servant, les hommes peuvent obtenir le salut et parvenir à la béatitude. Cette unique vraie religion, nous croyons qu'elle subsiste dans l'Eglise catholique". Il n'y a pas de nouveauté non plus dans la vraie liberté de conscience (et religieuse) dont Léon XIII parlait dans son Encyclique Libertas Praestantissimum: "Que si l'on entend par là que chacun peut indifféremment, à son gré, rendre ou ne pas rendre un culte à Dieu, les arguments qui ont été donnés plus haut suffisent à le réfuter. Mais on peut l'entendre aussi en ce sens que l'homme a dans l'Etat le droit de suivre, d'après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu, et d'accomplir ses préceptes sans que rien puisse l'en empêcher. Cette liberté, la vraie liberté, la liberté digne des enfants de Dieu, qui protège si glorieusement la dignité de la personne humaine, est au-dessus de toute violence et de toute oppression, elle a toujours été l'objet des vœux de l'Eglise et de sa particulière affection ». Pour plus de détails, nous renvoyons à notre article Petite mise au point sur la liberté religieuse de Vatican II.
Il y a nécessairement divergence quand on ne s'entend plus sur les mots ou sur le sens qu'on doit leur donner. On ne peut pas comprendre pourquoi l'enseignement traditionnel de l'Eglise change, sans se pencher de manière attentive sur la doctrine de son Docteur Commun, surtout pour ce qui concerne la morale, ainsi que le conseillait saint Jean-Paul II. Nous devons regarder minutieusement du côté de saint Thomas d'Aquin pour vérifier si les dires du P. Thomasset correspondent aux textes du maître dominicain. Plus précisément, il nous faut analyser les concepts de loi naturelle, de conscience, d'acte intrinsèquement mauvais, et ceux qui constituent tout acte vraiment humain, à savoir celui d'objet de l'acte, de circonstance et d'intention. C'est la seule façon de conclure si oui ou non, la morale du chapitre VIII est en continuité avec celle de Veritatis Splendor, mais au-delà si elle correspond à celle de saint Thomas qui résume l'enseignement traditionnel de l'Eglise.
Nos deux théologiens défenseurs du chapitre VIII, se répandent en longues descriptions sur le cinquième commandement comme pour mieux éviter le sixième. Penchons-nous quand même sur l'argument déplacé du "tu ne tueras point" pour écarter toute confusion et montrer comment il n'ôte rien à la valeur universelle du sixième, "tu ne commettras point l'adultère". On peut souligner avant tout que les commandements du décalogue s'adressent à l'âme individuelle. C'est pour cette raison, que Pascal, rappelle aux jésuites de son époque, qui avaient une approche relâchée du cinquième commandement, afin de permettre les duels pour l'honneur, une maxime supposée être connue de tous: "Tout le monde sait qu'il n'est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne" (Lettre XIV des Provinciales). Il ne faut pas confondre cet homicide avec celui commis par l'autorité investie par Dieu pour exercer la justice publique. Dans ce cas-là ajoute le génial mathématicien citant saint Augustin, "ce n'est pas l'homme qui tue, mais Dieu, dont l'homme n'est qu'un instrument" (Cité de Dieu, ch.21).
Le P. Thomasset reconnaîtra qu'il ne s'agit d'ailleurs pas ici de tuer l'innocent. Il n'y a donc pas d'exception à la loi du "tu ne tueras pas". Mais il nous dira qu'en cas de guerre, des innocents peuvent être tués. Certes, mais cela ne change rien au principe qu'il n'y a pas d'intention directe de tuer l'innocent. Le P. Garrigue, en tant que thomiste vient d’ailleurs à son aide, sans se rendre compte apparemment que cela dessert leur thèse, en renvoyant à un principe très éclairant de saint Thomas selon lequel "rien n'empêche qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que l'autre ne l'est pas". Et saint Thomas de préciser que "les actes moraux reçoivent leur spécification de l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et demeure, comme nous l'avons dit, accidentel à l'acte". (II-II, 64, 7, concl.) Les effets collatéraux de la guerre malheureusement font que des innocents meurent. Les bombardements systématiques et massifs des villes remplies de civils posent de ce fait question, surtout du côté des Alliés, car les nazis ne s'embarrassaient pas de scrupules chrétiens. Étaient-ils tous des actes réguliers de la guerre selon les principes de saint Augustin? Toujours est-il que, en principe, les chefs d'armées ne souhaitent pas normalement directement attenter à la vie de civils innocents, sinon ce sont des criminels de guerre. Ainsi, dans l'acte de la guerre, l'effet principal est la défense du pays et de ses habitants. L'effet secondaire et accidentel peut être la mort de certains innocents. Dans la légitime défense, l'intention est la défense de la vie et non la mort de l’agresseur. Ce vers quoi tend la volonté, l'objet de l'acte, est bon, l'acte est donc également bon. Il ne contredit en rien le cinquième commandement. Pour ce qui concerne le sixième commandement, la situation est totalement inversée comme nous le verrons plus loin, puisque dans l'acte de fornication, l'effet premier de l'acte, celui qui est directement voulu est mauvais, alors que des effets secondaires peuvent être bons, par exemple donner naissance à un enfant en accomplissant un tel acte. Les exceptions et prétextes du cinquième commandement pour justifier les entorses faites au sixième commandement sont par conséquent tout à fait mal venues et mal choisies.
De la même manière, le recours à l'exemple de la contraception fait apparaître la contradiction entre Veritatis et les défenseurs d'Amoris. Le P. Thomasset s'appuie sur une note pastorale de 1968 des Evêques de France sur Humanae Vitae, pour justifier des désordres qualifiés par Paul VI et Jean-Paul II d'intrinsèquement mauvais: "la contraception ne peut jamais être un bien. Elle est toujours un désordre, mais ce désordre n'est pas toujours coupable. Il arrive, en effet, que des époux se considèrent en face de véritables conflits de devoirs". Le P. Thomasset avoue plus loin que "l'observation de la Loi n'est jamais insurmontable", mais à en croire l'épiscopat français, Dieu demande des choses impossibles. Le son de cloche est très différent dans Veritatis n°80: "Sur les actes intrinsèquement mauvais, et en référence aux pratiques contraceptives par lesquelles l'acte conjugal est rendu intentionnellement infécond, Paul VI enseigne : " En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien Rm 3,8, c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux ". La justification de l'utilisation du préservatif pour des personnes vivant une vie sexuelle débridée avec partenaires multiples est complètement hors sujet. Ces gens-là se moquent de la morale chrétienne et de la volonté de Dieu. Ils sont déjà en état de péché mortel et coupés de la grâce. Ajouter une faute supplémentaire ne changera rien. C'est un moindre mal pour les autres en effet que de ne pas les contaminer. C'est un mal quand même pour l'âme de celui qui s'écarte . Le bien serait d'avoir une vie de fidélité, de chasteté, avec des temps de continence. Une vie de maîtrise de soi, une vie avec un peu d'héroïsme, un peu de force morale. C'est ce que demande Dieu et l'Eglise aux hommes de bonne volonté pour leur plus grand bien. Quand on traitait Jean-Paul II de criminel pire qu'Hitler, c'était ne rien comprendre à sa mission et à son message. Il ne fait que proposer la voie du salut et les exigences qui vont avec. Il n'impose rien, il montre le chemin. Ce sont les paroles de Jésus au jeune homme riche: "Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; puis viens, suis-moi." C'est une invitation pour le bonheur qui passe par des sacrifices et des renoncements.
Le P. Thomasset fait d'ailleurs une démonstration très curieuse. En effet il veut prouver que la conscience individuelle est la règle qui détermine, selon les circonstances, si l'acte commis est intrinsèquement mauvais ou non, puis il livre immédiatement après une citation du catéchisme qui ruine son argument puisqu'elle prouve le contraire: "La légitime défense n'est pas une exception au meurtre de l'innocent" CEC 2263. Cela signifie que même en cas de légitime défense, il est défendu de tuer un innocent. Il est donc semper et pro semper, sans aucune exception, défendu du tuer l'innocent. En reprenant les mots de saint Jean-Paul II nous redisons que "les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte " subjectivement " honnête ou défendable comme choix". Le P. Thomasset se trompe parce qu'il confond l'effet second de l'acte avec son effet principal. Un acte bien ordonné à Dieu, est bon, si les moyens sont bons aussi, mais les accidents de l'acte peuvent ne pas être bons. Ainsi, si je défends ma vie au risque de tuer l’agresseur (qui n'est pas un innocent), je ne commets pas le mal, car je vise la défense de ma vie d'innocent. Si je le tue, en le faisant, ne pouvant pas faire autrement, je ne fais pas le mal. Je ne veux pas la mort du méchant, je veux conserver ma vie. Par contre, si je veux la mort du méchant même en me défendant, ce n'est plus la même chose. C'est pour cela que saint Thomas dit que "il est illicite de vouloir tuer un homme pour se défendre, à moins d'être investi soi-même de l'autorité publique. On pourra alors avoir directement l'intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public; c'est évident pour le soldat qui combat contre les ennemis de la patrie et les agents de la justice qui luttent contre les bandits. Toutefois ceux-là aussi pèchent s'ils sont mus par une passion personnelle." (II-II, 64, 7, concl.) Le particulier n'a pas le droit de vouloir intentionnellement tuer une personne (qui n'est pas d'ailleurs ici un innocent mais un coupable).
Nous avons vu dans notre article sur le néo-jésuitisme du chapitre VIII, les euphémismes utilisés pour tourner autour du pot du sujet qui fâche : situations "dites" irrégulières, complexes, compliquées, de fragilités, difficiles, etc, ... Pourquoi détourner l'attention avec le cinquième commandement, si ce n'est pour éviter de parler du sixième. Car toute cette rhétorique adoucissante a pour but de ne pas aborder le thème de l'adultère et corrélativement, car inclus dedans, celui de la fornication. Certes, le mot "adultère" colle tout de suite, dans la conscience collective, une étiquette sulfureuse, or le mot d'ordre de la nouvelle théologie morale est de ne pas "enfermer dans des catégories simples qui finissent par exclure". Pourtant, l'avantage de la simplicité est de rendre les choses plus faciles à comprendre. Mettre un mot sur un objet, une chose, une essence, permet de rendre son appréhension plus aisée. De même qu'un médecin qui nomme la pathologie, sait mieux choisir le remède adéquat.
Toujours est-il, curieusement, qu'à part dans une des dubia nécessairement citée, sauf erreur de notre part, le mot "adultère" n'apparaît nulle part. Le mot "fornication", lui, est écrit une seule fois nous semble-t-il, et encore dans une note de bas de page, caché dans un long paragraphe de Mgr Fernandez, et jamais par l'un des auteurs du livre.
S'il est encore possible d'appeler un chat un chat en théologie morale, qu'on nous permette de rappeler qu'une union sexuelle entre deux personnes, dont au moins l'une a déjà contracté un mariage valide, est ce qu'on appelle traditionnellement un adultère. Bien entendu, si un mariage est prouvé invalide au moment où il a été contracté, tout notre débat n'a plus lieu d'être. Il est possible alors de se remarier puisque le mariage précédent n'a pas vraiment existé. Précisons cependant, que ce n'est pas au particulier, en lien avec son confesseur d'en décider en conscience. Jusqu'à preuve du contraire, par une autorité compétente, soit un tribunal ecclésiastique, un mariage doit être tenu pour valide.
De même, avoir des rapports sexuels en dehors du mariage entre personnes libre est un acte de fornication. Saint Thomas précise que la fornication est moins grave que l'adultère, qui ajoute à un péché déjà grave, un autre péché, celui de l'injustice. Ce qu'on peut dire de la fornication sera donc encore plus vrai pour l'adultère: "Ainsi la fornication consiste à s'approcher d'une femme qui n'est pas à soi. Si l'on ajoute cette circonstance que c'est la femme d'un autre, alors on passe à un autre genre de péché, à une injustice, en tant qu'on usurpe le bien d'autrui. C'est ce qui rend l'adultère plus grave que la fornication" (I-II, 73, 7, sol.1)
Non seulement, pour saint Thomas, l'acte de la fornication est péché mortel, mais le simple désir de la fornication l'est également: "le fait de consentir à cette sorte de délectation n'est pas autre chose que de consentir à aimer la fornication, car on ne se délecte que dans ce qui est conforme à son désir. Or choisir délibérément d'aimer ce qui est matière à péché mortel, c'est péché mortel. Aussi ce consentement à une délectation qui a pour objet un péché mortel, est lui-même péché mortel..." (I-II, 75, 8, concl.). La fornication, cette "passion d'assouvir les désirs charnels en dehors d'une union légitime", qui est pour saint Thomas "l'opposé de la charité", ne peut donc jamais être ordonnée à Dieu en tant qu'elle éloigne de lui. La fornication, nous dit le saint théologien, "est défendue pour sa malice intrinsèque", fornicatio autem prohibetur tanquam per se malum. (I-II,103,4, sol.3).
Et que penser du manque de connaissance des valeurs dont parle le chapitre VIII? Saint Thomas y a aussi réfléchi: "En effet, pour bien se conduire, l'homme a besoin d'une double science: universelle et particulière. Un défaut de l'une ou de l'autre suffit à empêcher, comme nous l'avons dit plus haut, la rectitude de la volonté et celle de l'action. Il peut donc arriver à quelqu'un d'avoir la science au plan universel, par exemple de savoir qu'il ne faut jamais commettre la fornication, et de ne pas savoir cependant que dans le cas particulier il ne faut pas faire cet acte qui est une fornication." (I-II, 77, 2, concl.) Agir en dehors d'une pensée qu'on n'a pas présentement actuellement, est l'explication technique de la possibilité du péché moral, du néantement que l'homme introduit dans le monde en agissant sans prendre en considération la règle. Ainsi, le manque d'attention, les passions qui empêchent l'esprit de tenir compte des principes universels (autrement dit de la loi naturelle ou éternelle) dans les cas particuliers ne sont pas des motifs excusant. "Ainsi celui qui commet la fornication, en choisissant celle-ci comme la chose bonne pour lui sur le moment, a une appréciation pervertie dans ce jugement particulier. Et pourtant il garde, dans l'universel, un jugement vrai selon la foi, à savoir que la fornication est un péché mortel". (II-II,20,2, concl.)
Il en est de même pour l'ignorance. Il y a une ignorance qui excuse et une autre qui n'excuse pas. Seule l'ignorance invincible excuse de ce genre de péché. Dans le cas de la fornication, "si l'ignorance est telle qu'elle excuse entièrement la faute, comme chez le furieux ou le dément, alors celui qui commet la fornication par suite d'une ignorance pareille ne pèche ni véniellement ni mortellement."(I-II, 88, 6, sol.2) "Mais si l'ignorance n'est pas invincible, alors elle est elle-même un péché et contient un manque d'amour de Dieu, puisque l'homme néglige d'apprendre ce par quoi il peut demeurer dans l'amour divin." Hors du cas de démence", saint Thomas admet un deuxième cas d'ignorance qui explique qu'on puisse ne pas avoir conscience de son péché, mais cette ignorance est coupable. L'exemple pris par le frère Thomas tombe bien avec notre débat, puisqu'il vise celui qui voudrait communier tout en étant dans un état "irrégulier": "Si quelqu'un n'a pas conscience de son péché, cela peut arriver de deux façons. Ou bien c'est sa faute: soit que, "par son ignorance du droit, laquelle n'est pas excusante, (...) ne tienne pas pour péché ce qui est péché, par exemple si un fornicateur estime que la fornication simple n'est pas un péché mortel; soit qu'il s'examine avec négligence, contrairement au précepte de l'Apôtre (1Co 11,28): " Que chacun se scrute soi-même, et qu'alors seulement il mange de ce pain et boive à cette coupe. " En ce cas le pécheur ne commet pas moins un nouveau péché en mangeant le corps du Christ, bien qu'il n'ait pas science de son péché, car cette ignorance même est chez lui un péché"(III, 80,4, sol.5).
A moins d'être fou donc, personne ne peut forniquer sans pécher gravement. C'est pourtant ce que récuse l'auteur caché du chapitre VIII, Mgr V. Fernandez, ce qui est normal puisque l'adultère est un type de fornication, et ainsi en justifiant celle-ci, on pourra justifier celui-là. Or, le but de toute l'exhortation, au milieu de longues explications qui n'apportent rien de nouveau sur la théologie du mariage, est de faire passer dans le chapitre VIII une pilule révolutionnaire qui change toute la théologie du péché et de la grâce: transformer un acte objectivement mauvais en acte bon méritant la grâce. A-t-on déjà dans l'histoire de l'Eglise vu une telle audace, un tel tour de force, un tel prodige théologique, une telle contradiction? C'est là une véritable révolution copernicienne dans le cosmos théologique. Tout ce qui entoure ce chapitre, donne l'impression de n'être là que pour endormir la conscience du fidèle, et obtenir son consentement intellectuel et moral. Il faut dire que la couleuvre est grosse à avaler. Et pourtant en France, quel évêque a vu une quelconque rupture dans l'enseignement traditionnel de l'Eglise? A notre connaissance aucun. Pas un seul John Fischer ne s'est levé pour protester contre un éventuel égarement de jugement du souverain (ici pontife), au risque de la mécontenter et de voir sa tranquillité dérangée, sa carrière compromise ou dans le cas du prélat anglais, sa vie menacée.
Nous remercions le P. Thomasset d'avoir inclus dans son analyse, pensant sans doute bien faire et apporter une eau pure et vive à son moulin, une étonnante note de bas de page qui expose la pensée profonde de Mgr. Fernandez. S'appuyant lui-aussi sur le cinquième commandement "tu ne tueras point", comparaison tout à fait inopérante comme nous l'avons montré ci-dessus, il s'interroge en ces termes: "il est également licite de se demander si les actes de cohabitation more uxorio devraient toujours tomber dans leur sens intégral, à l'intérieur du principe négatif qui interdit de 'forniquer'. Je dis 'dans leur sens intégral' parce qu'il n'est pas possible de prétendre que ces actes soient, dans tous les cas , gravement déshonnêtes au sens subjectif". Pour saint Thomas ce n'est pas possible comme nous venons de le voir, sauf en cas de démence. En faisant de la fornication un acte potentiellement honnête, Mgr. Fernandez encourage les fidèles à le commettre. Nous sommes loin de la forte recommandation de saint Paul: " Fuyez la fornication!" (1Co 6,18). Plus étrange encore, Mgr. Fernandez est plus catégorique pour la fornication que pour l'adultère. Dans le premier cas "il n'est pas possible" d'affirmer, alors que dans le deuxième, "il n'est pas facile" d'appeler adultère une femme...
Pour saint Thomas c'est l'inverse. Autant l'adultère est un acte mauvais évident en soi, puisqu'il fait partie des préceptes du décalogue qui "ont été transmis immédiatement par Dieu au peuple; aussi sont-ils transmis sous la forme sous laquelle ils sont évidents à la raison naturelle de tout homme, fût-il du peuple. Or n'importe qui peut apercevoir aussitôt par sa raison naturelle que l'adultère est un péché, et c'est pourquoi, parmi les préceptes du Décalogue, l'adultère est interdit" alors que "la fornication et les autres dépravations sont interdites par les ordonnances de la Loi qui suivent, qui ont été transmises par Dieu au peuple par l'entremise de Moïse, parce que le désordre de ces actes ne contenant pas avec évidence un dommage pour le prochain, il n'est pas manifeste à tous, mais aux sages seuls, par lesquels il doit être porté à la connaissance des autres" (De malo, qu.15, sol.3) Manifestement Mgr. Fernandez n'est pas ce que saint Thomas nomme un sage. Ne pas faire ces distinctions, c'est, si l'on en croit l'auteur de l’Épître aux Hébreux faire preuve d'immaturité théologique: "Effectivement, quiconque en est encore au lait ne peut goûter la doctrine de justice, car c'est un tout petit enfant; les parfaits, eux, ont la nourriture solide, ceux qui, par l'habitude, ont le sens moral exercé au discernement du bien et du mal" (Héb. 5,13-14). On ne peut pas qualifier cela d'une transmutation des valeurs nietzschéennes, puisqu'on ne se place pas au-delà du bien et du mal dans un amoralisme qui nie toute morale au sens classique du mot, mais c'est quand même une inversion des valeurs dans un immoralisme qui opère un "renversement de l’Évangile" ainsi que le disait Pascal. Le sage de la première alliance compare l'homme qui s'adonne à de telles confusions morales au "méchant" qui attend la ruine du juste, cherchant à le faire tomber en "changeant le bien en mal" (Bona enim in mala convertens insidiator) (Sirac, 11,31). Cette perversion des valeurs "convertit", convertens, dans le sens inverse de la vraie "conversion" en tendant une "embuscade" sur le chemin du retour à Dieu. Un tel procédé ne vient donc manifestement pas de Dieu. Un archevêque ne devrait donc pas dire ça.
Mais pourquoi la fornication et l'adultère sont-ils des actes intrinsèquement mauvais? On a déjà partiellement donné la réponse. Penchons-nous plus attentivement sur ce qui fait un acte humain bon. Un acte est bon que s'il l'est dans chacun de ses éléments, c'est-à-dire dans son objet, dans ses circonstances, dans son intention, et dans ses moyens s'ils sont dignes et proportionnés. Or, la fornication, et pire encore l'adultère, ne seront jamais bons dans leur objet car ils visent un plaisir illicite qui contredit la charité divine: "L'acte de luxure est un péché en raison de son principe, dans la mesure où le concupiscible n'est pas soumis à l'ordre de la raison, et il l'est en raison de sa matière, parce que l'acte qui convient à la génération et à l'éducation des enfants requiert pour matière, non seulement une femme, mais encore une femme précise désignée par le mariage, comme on l'a dit" (De Malo, qu.15, art.1, sol.3) L'objet de l'acte est mauvais car son principe, qui joue aussi le rôle de fin dans une philosophie réaliste, est un mal. La volonté veut se délecter d'une fin réprouvée par Dieu, une jouissance sexuelle hors mariage.
Car ce que je vise dans la fornication est "de jouir d'un plaisir de la chair" mais en dehors de la règle, si en elle-même une jouissance n'éloigne pas de Dieu, si "celui qui commet la fornication n'a pas en effet l'intention de s'éloigner de Dieu (...) la conséquence est qu'il s'éloigne de Dieu" (II-II,20,1, sol.1).
L'intention n'excuse pas non plus dans ce cas de figure. Et les bonnes intentions mises en avant par les défenseurs du chapitre VIII ne sont pas valables pour Thomas d'Aquin: "En outre, la fin de l'acte lui-même est désordonnée de par sa nature même, bien que de par l'intention de l'agent, la fin puisse être bonne [par exemple si quelqu'un a l'intention, en forniquant, d'engendrer un enfant pour l'élever en le destinant au culte de Dieu ] , ce qui ne suffit pas à excuser l'acte, comme il ressort de celui qui vole dans le but de faire l'aumône" (ibid.)
Jean-Paul II précisait dans son optique personnaliste: "En outre, l'intention est bonne quand elle s'oriente vers le vrai bien de la personne en vue de sa fin ultime. Mais les actes dont l'objet " ne peut être ordonné " à Dieu et est " indigne de la personne humaine " s'opposent toujours et dans tous les cas à ce bien. Dans ce sens, le respect des normes qui interdisent ces actes et qui obligent semper et pro semper, c'est-à-dire sans aucune exception, non seulement ne limite pas la bonne intention, mais constitue vraiment son expression fondamentale". (Veritatis, 82)
Si les intentions ne suffisent pas pour justifier l'adultère ou la fornication, que penser des circonstances atténuantes, qui pour la casuistique moderne excusent beaucoup. Selon saint Thomas les circonstances peuvent ôter le péché : par exemple si un homme "s'est approché d'une femme étrangère en croyant que c'était sa femme, on ne doit pas pour cela le déclarer pécheur" (III, 80, 4, sol.5). Nous retrouvons ici un cas particulier d'ignorance invincible qui en fait une circonstance exceptionnelle que saint Thomas utilise dans un autre passage: "si la raison erronée disait à un homme qu'il est tenu de s'approcher de la femme de son prochain, la volonté qui se conforme à cette raison erronée est mauvaise parce que l'erreur provient de l'ignorance de la loi de Dieu, qu'on est tenu de connaître. Mais si l'erreur consiste en ce que cet homme prend pour son épouse une femme qui ne l'est pas, et veut s'approcher d'elle lorsqu'elle le sollicite, sa volonté est excusée du mal, parce que l'erreur provient de l'ignorance d'une circonstance, qui excuse et cause l'involontaire" (I-II, 19,6, concl.) Ce qui excuse dans cet exemple, c'est de croire sincèrement qu'on est en présence de sa femme validement épousée. Dans les situations "irrégulières", ce n'est jamais le cas, à moins d'être complètement amnésique ou d'avoir perdu la tête.
Dans un contexte plus réaliste, une circonstance peut avoir l'effet inverse et aggraver l'acte: "la circonstance qui n'est pas spécifique peut aggraver le péché", elle le fait de deux façons, soit si la circonstance est elle-même mauvaise, ou si elle n'est pas mauvaise, "elle peut quand même aggraver la faute en contribuant à la malice d'une autre circonstance."(I-II, 73,7 sol.2). La solution 3 explique que "La raison doit régler l'acte non seulement quant à l'objet, mais encore dans toutes les circonstances. Et c'est pourquoi l'aversion envers la règle de la raison révèle le caractère mauvais de n'importe quelle circonstance; par exemple si l'on agit là ou il ne faut pas, ou bien quand il ne faut pas. Cette aversion suffit à la raison de mal. Mais cette aversion entraîne la séparation d'avec Dieu, car c'est en suivant la droite raison que l'homme doit s'unir à lui." La raison qui n'est pas ordonnée à la règle ultime de la loi naturelle ou éternelle, ne peut pas faire que les circonstances rendent l'acte moralement bon. Le renvoi habituel à la question 94 de I-II de la Somme de Théologie pour justifier les situations irrégulières grâce aux exceptions de la loi naturelle, ne tient pas compte du fait que Thomas d'Aquin ne parle pas d'exception mais de "défaillance", deficere, plus on rentre dans le détail des actes. Ce qu'il veut dire c'est que plus on s'éloigne des principes, plus on risque de se tromper en ne les appliquant pas correctement selon la rectitude souhaitée. Ce n'est pas un passe-droit pour la licence. Le paragraphe se termine par des exemples illustrant "une raison faussée par la passion, par une coutume mauvaise". Ce n'est pas de vertu qu'il s'agit ici.
Le P. Thomasset utilise (p.84, note 1) les exemples du prêt à intérêt, de l'esclavage, de la peine de mort, et de la soumission de la femme à son mari pour démontrer que l'interprétation de la loi naturelle est soumise aux changements du temps et des mœurs (et donc pourquoi ne pas étendre cette élasticité à la fornication et à l'adultère?). Or, pour saint Thomas les axiomes évidents et universels de la loi naturelle s'expriment dans les commandements du Décalogue. Que vient faire le prêt à intérêt et la soumission de la femme là-dedans? Ces exemples ne sont que des cas particuliers très secondaires qui n'enlèvent rien au caractère immuable des principes premiers de la loi naturelle. Saint Thomas précise donc que "la loi de nature est absolument immuable quant à ses principes premiers. Quant à ses préceptes seconds, dont [il a] dit à l'article précédent qu'ils étaient comme des conclusions propres, toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, sans que son contenu cesse d'être juste dans la plupart des cas. Toutefois il peut y avoir des changements en tel cas particulier, et rarement, en raison de causes spéciales qui empêchent d'observer ces préceptes" (I-II,94, 4) . Pour ce qui concerne la peine de mort, l'Eglise ne la remet pas en cause dans son principe, elle dit simplement que son utilisation est moins nécessaire de nos jours grâce à l'amélioration du fonctionnement de la vie sociale:"Aujourd'hui, en effet, étant données les possibilités dont l'Etat dispose pour réprimer efficacement le crime en rendant incapable de nuire celui qui l'a commis, sans lui enlever définitivement la possibilité de se repentir, les cas d'absolue nécessité de supprimer le coupable "sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexistants"" (CEC,2267).
Ce qui compte en définitive dans tout acte humain, pour qu'il soit bon, c'est que l'acte soit réglé par la raison du début à la fin et dans toutes ses composantes. Mais la raison elle-même n'est pas la règle ultime. Elle se règle sur la vérité éternelle, la loi divine qui se trouve résumée dans le Décalogue et que la raison retrouve par elle-même de façon innée dans la loi naturelle. "La raison n'est que l'interprète de la vérité éternelle dans l'ordre théorique et de la loi éternelle dans l'ordre pratique; toute transgression des ordres de la raison est donc une transgression de la loi divine, et par conséquent tout acte mauvais est un péché" (Gilson, Textes sur la morale, p.107). Saint Thomas le dit autrement: "Dans les actes accomplis par la volonté, la règle prochaine est la raison humaine; la règle suprême est la loi éternelle. Toutes les fois, par conséquent, que l'acte se porte vers une fin suivant l'ordre voulu par la raison et par la loi éternelle, il est droit; toutes les fois qu'il dévie de cette rectitude, il devient péché" (I-II, 21, 1). De cette façon, ce n'est pas la conscience des fidèles qui est à même de dire si "l'objet de l'acte le rend intrinsèquement mauvais" comme le soutient le P. Thomasset p.85, en se basant sur le passage d'Amoris qui stipule que "seule la conscience du sujet peut fournir la norme immédiate de l'action". C'est oublier que la conscience n'est pas sa propre règle, mais qu'elle se réfère à une règle supérieure qui définit la norme ultime. Cette attitude d'auto-justification a été condamnée par Jean-Paul II: "Dans ce contexte se situe une juste ouverture à la miséricorde de Dieu pour le péché de l'homme qui se convertit et à la compréhension envers la faiblesse humaine. Cette compréhension ne signifie jamais que l'on compromet ou que l'on fausse la mesure du bien et du mal pour l'adapter aux circonstances. Tandis qu'est humaine l'attitude de l'homme qui, ayant péché, reconnaît sa faiblesse et demande miséricorde pour sa faute, inacceptable est au contraire l'attitude de celui qui fait de sa faiblesse le critère de la vérité sur le bien, de manière à pouvoir se sentir justifié par lui seul, sans même avoir besoin de recourir à Dieu et à sa miséricorde. Cette dernière attitude corrompt la moralité de toute la société, parce qu'elle enseigne le doute sur l'objectivité de la loi morale en général et le refus du caractère absolu des interdits moraux portant sur des actes humains déterminés, et elle finit par confondre tous les jugements de valeur (Veritatis, 103).
Dans la Bulle d'indiction du jubilé de la miséricorde, le pape estime que le but de l'Eglise "pour une époque toute remplie de grandes espérances et de contradictions, est de faire entrer tout un chacun dans le grand mystère de la miséricorde de Dieu". Cela aussi peut devenir contradictoire selon le sens que l'on donne à la formule "faire entrer tout un chacun". Est-ce faire rentrer de force tous les hommes, tels qu'ils sont actuellement, même en état de péché mortel, sans rien changer à des comportements incompatibles avec le Royaume des cieux, ou bien doit-on comprendre qu'avec une démarche de conversion et avec l'aide de la grâce, tout un chacun peut être sauvé? Le but de l'Eglise est-il simplement de remplir les Eglises avec des publicités alléchantes, ou bien de guérir les malades en osant dire la vérité qui fâche et en imposant des remèdes désagréables mais efficaces.
Le pharisien n'est pas forcément celui qui lance des pierres mortes, c'est celui qui se croit juste et qui pense être dans son droit, sans se remettre en question, et sans se demander si son comportement correspond vraiment à la volonté divine. Le pharisien ne demande pas pardon car il se justifie lui-même et ne pense pas faire le mal. Le pharisien n'est pas nécessairement l'homme dur à la pensée rigide. Le pharisien n'est donc pas nécessairement l'homme dur à la pensée rigide. Et l'on peut retourner contre nos auteurs leur préjugé en faveur d'une morale souple selon lequel d'après Peguy, "une raison raide [est] plus une raison qu'une raison souple". Un ami philosophe catholique de Peguy pensait l'inverse. Personnellement, nous pensons qu'un philosophe, est plus à même de dire qu'un poète ce qu'est une pensée bien menée. Qu'on nous excuse cet autre préjugé. Pour Maritain, "en général, dans le domaine intellectuel, ce sont les positions dures qui sont les bonnes, les positions molles ne valent pas grand'chose"(Dieu et la permission du mal, p.37). Un des partis pris qui revient en boucle dans le livre du P. Thomasset, est que la morale souple est synonyme de miséricorde. Une morale ferme n'implique pas un manque de miséricorde, mais bien au contraire, taire le mal pour ne pas déranger le pécheur, n'est pas avoir pitié de lui, c'est le laisser sombrer dans son péché. La miséricorde ne va pas sans la justice divine, ni sans la vérité objective. Les P. Thomasset et Garrigues font allusion à saint Alphonse de Liguori en tant que référence indépassable en matière de morale et d'accompagnement spirituel des consciences. Ce même saint écrivait cependant dans sa Voie du Salut: "« Dieu est miséricordieux », telle est la réponse habituelle des pécheurs obstinés, quand on les presse de se convertir. Sans doute, Dieu est miséricordieux; mais il faut remarquer ce que dit la Sainte Vierge dans son cantique: « Sa miséricorde s'étend sur ceux qui le craignent » (Lc 1, 50); en d'autres termes, le Seigneur use de miséricorde envers ceux qui craignent de l'offenser, mais non pas envers ceux qui comptent sur sa miséricorde pour l'offenser davantage". Dans un autre chapitre on peut aussi lire: "Que Dieu soit miséricordieux, qui le nie? Combien d'âmes néanmoins n'envoie-t-il pas chaque jour en enfer! Dieu est miséricordieux, mais juste aussi. En conséquence, il traite miséricordieusement celui qui se repent de ses péchés, mais non celui qui s'appuie sur sa miséricorde pour l'outrager davantage".
Le P. Thomasset justifie les situations irrégulières par un long laïus sur le rôle de la conscience, comme si le dernier mot de la moralité de l'acte lui revenait. C'est oublier que la conscience, n'est pas une faculté ou une puissance, mais "l'acte par lequel nous appliquons ensuite les principes (de l'action ) à chacun des cas particuliers qui se proposent" (Textes, p.102), et cet acte doit être en accord avec la convenance de l'objet de l'acte. Ce n'est pas elle qui décide, si l'acte que la volonté choisit de faire est bon ou non, ce sont les principes de l'action, nécessaires et universels qui dérivent de la loi divine, seule règle ultime de la bonne action. L'adultère ne pourra jamais être un acte bon puisque son objet est mauvais quelles que soient les circonstances, car aux yeux de Dieu, copuler en dehors du mariage valide n'est pas bon, c'est contraire à sa volonté. Rien ne pourra changer cela, aucune circonstance, aucune bonne intention. On ne peut pas se dire thomiste et ne pas penser que "la raison doit régler l'acte non seulement quant à l'objet, mais encore dans toutes les circonstances. Et c'est pourquoi l'aversion envers la règle de la raison révèle le caractère mauvais de n'importe quelle circonstance; par exemple si l'on agit là où il ne faut pas, ou bien quand il ne faut pas. Cette aversion suffit à la raison de mal. Mais cette aversion entraîne la séparation d'avec Dieu, car c'est en suivant la droite raison que l'homme doit s'unir à lui" (I-II,73,7). De ce fait, ceux qui disent que tout est thomiste dans le chapitre VIII, soit ne connaissent pas la pensée de saint Thomas, soit sont dans une ignorance invincible.
Le "Ne touchez pas à mon pape!" du P. Garrigue sonne comme un slogan politique des années 80. Il fait du chapitre VIII une affaire de personne, comme s'il ne s'agissait pas tellement de défendre le dépôt de la foi mais plutôt une personnalité, un chef pour lequel il faut combattre et se sacrifier pour le protéger dans la mêlée. Au XVII, les Jésuites étaient les plus fidèles soldats du pape, la Compagnie de Jésus manœuvrait comme un ordre militaire, en rangs serrés prêts à en découdre avec des tactiques pas toujours très catholiques. Pascal en a critiqué quelques-unes dans ses Provinciales. Que le P. Thomasset fasse la casuistique, c'est compréhensible, qu'un coreligionnaire de saint Thomas en fasse également, voila qui a de quoi étonner davantage. Le P. Garrigue, revenant inlassablement au même message qu'il s'agit de faire entrer dans les têtes dures des catholiques, afin de "faire entrer tout un chacun" dans l'Eglise, nous dit que "vivre conjugalement avec un partenaire alors qu'on est validement marié est de soi un adultère, lequel est comme tel toujours objectivement un péché; mais il ne s'ensuit pas automatiquement que la personne qui a posé cet acte a, de ce fait, choisi en pleine liberté d'abord le mariage et ensuite l'adultère". Qu'un théologien thomiste en arrive à penser cela laisse pantois. Pascal aurait apprécié un tel exemple de jésuitisme. Il nous nous faire croire que selon les principes de saint Thomas, la volonté peut choisir de faire un acte objectivement mauvais sans vraiment le choisir. Si la personne ne choisit pas librement un mariage, il est invalide. La question est donc réglée. A moins que le P. Garrigue n'entende par un manque de liberté une certaine ignorance, auquel cas nous avons déjà répondu à cette objection. Mais comment commettre un adultère sans que la volonté librement ne choisisse de le faire?
Le P. Garrigue pense pouvoir démontrer cette contradiction à l'appui de certaines notions thomistes classiques, telle l'interaction entre les deux puissances que sont l'intellect et la volonté, dans l'acte de connaître et dans celui de vouloir. Il nous rappelle doctement que dans un acte humain la volonté meut l'intellect quant à son acte de connaissance et aussi quant à la volition du bien. La volonté est par nature tournée vers le bien en général, elle meut donc l'intelligence à s'y intéresser. Mais une fois un bien particulier détecté, c'est l'intelligence qui propose à la volonté de le choisir, elle le lui présente comme un bien désirable. "C'est donc selon ce type de motion que l'intelligence meut la volonté, c'est-à-dire en lui présentant son objet": "La volonté meut l'intelligence quant à l'exercice de l'acte, parce que le vrai lui-même, qui est la perfection de l'intelligence, est contenu dans le bien universel comme un certain bien particulier. Mais quant à la détermination de l'acte, laquelle vient de l'objet, c'est l'intelligence qui meut la volonté". (I-II, 9, 1, sol.3)
L'objet détermine l'acte, "à la manière du principe formel d'où l'action, dans les choses naturelles, reçoit sa spécification", alors que la volonté détermine l'exercice de l'acte. La volonté donne la motion à l'acte, mais c'est l'intellect pratique qui montre à la volonté ce qu'est cet acte.
Le recours à la citation de la question VI du De Malo, n'apporte rien comme information nouvelle, et on ne voit pas pourquoi elle ruinerait la théologie des dubia des cardinaux: "Si donc nous envisageons le mouvement des puissances de l'âme au point de vue de l'objet qui spécifie l'acte, le premier principe du mouvement vient de l'intelligence, car c'est de cette manière que le bien saisi par l'intelligence met en mouvement la volonté elle-même. Si nous envisageons au contraire le mouvement des puissances de l'âme au point de vue de l'exercice de l'acte, alors le principe du mouvement vient de la volonté". Cette citation ne fait que reformuler ce que nous avons dit juste avant.
Cette théologie, nous dit le P.Garrigue, "ignore complètement combien un même objet de l'acte humain se rend présent différemment à l'homme quand il est connu par la raison pratique et quand il est proprement voulu". Comment un acte humain peut-il être voulu, s'il n'est pas connu par la raison pratique? Il semble oublier que la volonté est "un désir raisonnable; elle est donc le désir d'un bien connu par la raison" (Textes sur la morale, Gilson, p.75), ou encore qu' "on reconnaît qu'une action est volontaire à ce qu'elle tend vers une certaine fin qui est un bien perçu par l'intelligence" (ibid, p.26).
La distinction thomiste de l'acte double contenue dans l'acte volontaire n'apporte pas grand chose non plus à notre débat. Certes, l'acte intérieur qui porte sur la fin, joue le rôle formel, et l'acte extérieur de la volonté le rôle matériel de l'espèce de l'acte. Cela signifie que dans l'acte volontaire on distingue l'acte de vouloir lui-même et l'exécution de la décision. On ne voit pas pourquoi cela enlève l'imputabilité de celui qui choisit de commettre un adultère et en quoi, dans la prise en compte de cette double fin de l'acte volontaire, on puisse faire abstraction de "la moralité objective de l'acte", comme le pense le P. Garrigue.
Saint Thomas dit aussi que dans un acte mauvais, la substance de l'acte, c'est-à-dire l'action, ou la pensée, ou le désir, tient le rôle de matière, c'est le "matériel du péché", alors que ce qui dans l'acte est "contraire à la loi divine" tient lieu de forme, c'est le "formel du péché", selon les mots de saint Augustin rapportés par saint Thomas en I-II, 71,6. Dans l'adultère, comme dans la fornication, la matière de l'acte est une union sexuelle, mais la finalité de l'acte est, comme nous l'avons déjà exposé plus haut, la jouissance d'un plaisir de la chair mais en dehors du mariage, et dans le cas de l'adultère avec quelqu'un déjà marié. La fin extérieure de la volonté, l'exécution de la décision, est d'ailleurs subordonnée à la fin intérieure, comme la matière l'est à l'égard de la forme. C'est elle qui qualifie l'espèce de l'objet sur lequel porte la volonté. Or, dans l'adultère la fin est mauvaise, comment l'acte peut-il être bon que ce soit dans l'acte de vouloir ou dans l'exécution? Le P. Garrigue trouve son argumentation dans la question 2 du De Malo mais oublie que saint Thomas nous avertit dans cette même question que "c'est la volonté qui produit, non seulement l'acte intérieur qu'elle élicite, mais également l'acte extérieur qu'elle commande; et ainsi, même le péché fait par un acte extérieur est fait par la volonté" (Qu.2, 2, sol.1). Pour Thomas d'Aquin, dans un acte mauvais, ce n'est pas la substance de l'acte qui en fait un péché, c'est sa difformité. Or, ajout-il, "la difformité de l'acte vient du fait qu'il s'écarte de la règle de la raison ou de la loi divine, qui est requise. Et cette difformité se trouve assurément, non seulement dans l'acte intérieur, mais aussi dans l'acte extérieur; mais cependant, le fait même qu'un acte extérieur difforme soit imputé comme faute à un homme, cela vient de sa volonté". La distinction utilisée par le P. Garrigue se retourne contre lui.
On ne voit pas bien dans ces conditions, comment une personne peut poser un acte d'adultère sans choisir l'adultère en toute liberté. Là où il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de volontaire, car rien ne peut contraindre la volonté du dehors, ni du dedans, même pas nos propres passions. Si l'on choisit de commettre un adultère, ce n'est que parce que la volonté le veut bien, d'abord par son acte intérieur, puis extérieur. Et cela entraîne l'imputabilité de la personne qui s'écarte de la fin requise par la loi divine. Aussi le P. Garrigue se fatigue en vain lorsqu'il tente de nous persuader que "il faut prendre en compte à la fois l'acte intérieur et l'acte extérieur pour évaluer, non la moralité objective de l'acte, mais son imputabilité au sujet qui le pose". Ces finasseries pseudo-thomistes ne permettent pas conclure comme il le fait qu'un péché objectif puisse ne pas être imputable à celui qui le choisit volontairement.
Nous espérons avoir convaincu nos lecteurs que les arguments mis en avant dans le chapitre VIII, et par tous ceux qui viennent à sa rescousse, ne sont pas vraiment thomistes dans le fond, mais seulement dans la forme, ni conformes à la pensée de saint Jean-Paul II, ni fidèles à la tradition morale catholique. Comment en serait-il autrement puisqu'on veut nous faire entrer dans des positions doctrinales contradictoires au sujet des actes intrinsèquement mauvais, qui pourraient être objectivement en opposition à la loi éternelle et méritoires en même temps de la grâce sanctifiante. Cela n'est pas possible, car chez saint Thomas, le premier principe de la connaissance, et par conséquent de l'action, est le principe de non-contradiction, que tout intellect découvre au moindre contact de l'être actuel. La contradiction est injustifiable dans une telle métaphysique. Vouloir concilier l'inconciliable relève de l'absurde. Cela ne sert de rien, cela dessert la réputation de l'Eglise et pire encore nuit au salut des âmes.
Le pape français Jean XXII avait enseigné dans plusieurs sermons une doctrine contraire à la tradition des théologiens catholiques au sujet de la vision béatifique. De son avis, influencé par un sermon de saint Bernard, les bienheureux ne pouvaient contempler l'essence divine qu'après la résurrection générale des corps et non à partir de l'instant même de la mort et de la séparation de l'âme et du corps. Les damnés, dans la même logique, n'allaient en enfer qu'après la résurrection de leur corps. Ce souverain pontife s'est rétracté juste avant de mourir et écrivit dans sa bulle Ne super his: "Nous croyons que les âmes purifiées séparées des corps […] voient Dieu et l'essence divine face à face". Jacques de Cahors n'avait parlé jusque là qu'en docteur privé, avançant une opinion personnelle. En se ressaisissant au moment du passage décisif, Jean XXII parla en tant que docteur de l'Eglise universelle et confirma ses frères au sujet du dépôt de la foi. Puisse le pape François, au moins à la fin de son pontificat, mais si possible avant, répéter les paroles de son prédécesseur en Avignon et désavouer les arguments non traditionnels suggérés par Mgr Fernandez dans le chapitre VIII d'Amoris Laetitia, arguments qu'il s'est contenté de reprendre, espérons-le, de façon trop hâtive: "si de façon quelconque sur cette matière autre chose avait été dit par nous, […] nous affirmons l'avoir dit ainsi en citant, en rapportant, mais nullement en déterminant ni même en y adhérant". Le chapitre VIII, où l'évêque de Rome parle, espérons-le, en docteur privé, ne faisant que répéter les idées d'un autre, doit faire place à un enseignement digne du Magistère et conforme au dépôt de la foi où le pape François se prononcera en premier docteur de l'Eglise.