Dans un article récent paru sur un site catholique, le Père Guy Pagès, dont nous avons déjà eu l'occasion de commenter les propos sur d'autres sujets, affirme avec audace que le concile Vatican II s'est trompé au sujet de l'essence du sacrement de l'Ordre: le célibat, ou plutôt la continence demandée dans le célibat des prêtres, ne relèverait pas d'une loi ecclésiastique, mais serait incluse dans la nature même du sacrement. Diantre, après avoir critiqué saint Jean-Paul II et Benoît XVI dans l'introduction de son livre Judas est-il en enfer?, voilà que le P. Pagès s'en prend maintenant à l'encyclique de Paul VI Sacerdotalis Caelibatus et à la déclaration du concile Vatican II Presbyterorum Ordinis signée de sa main. Bref, peu de papes actuels trouvent grâce à ses yeux. L'orthodoxie papale semble s'arrêter pour lui, comme il est souvent de coutume dans un certain milieu catholique à Pie XII. Nous verrons qu'il n'est pas si évident d'opposer Pie XI à Paul VI, et que surtout, il est imprudent de contester à la légère une affirmation d'un concile sur un point aussi important pour l'Eglise que celle de l'essence du sacerdoce. Le but de cet article n'est pas de remettre en question le bien fondé de la règle multiséculaire de l'Eglise latine, que le P. Pagès a le mérite de faire remonter aux premiers siècles de son histoire, contrairement à ce que disent généralement les historiens sur les médias officiels, faisant dater l'obligation de la continence perpétuelle vers le XIème siècle. L'Eglise enseigne que le célibat ne fait pas partie intégrante du sacrement de l'ordre. Elle voit dans la continence des prêtres un trésor, une chance, un don inestimable et une grâce excellente. Nous adhérons à cet enseignement, et nous voulons prendre sa défense – conscient qu'elle n'a pas besoin de nous pour cela – en étant docile jusqu'au bout et en essayant de comprendre pourquoi elle a raison quand elle affirme que le célibat ecclésiastique relève de la discipline et non de la nature du sacrement de l'Ordre.
Le P. Pagès reproche à Paul VI de faire dans un premier temps un amalgame entre le célibat, la continence et la virginité dans lequel il voit la source des problèmes actuels autour de la question du célibat des prêtres : "Les contestations et malaises relatifs à la question du célibat des prêtres trouvent à s’abreuver non seulement à des considérations diverses évoquées par la magnifique encyclique de Paul VI, Sacerdotalis Caelibatus,et à d’autres textes du Magistère… Comment une telle chose est-elle possible? Il me semble que cela vient de l’amalgame entre les notions de célibat, continence et virginité". Un peu plus loin, il accuse le même pape d'instaurer une dualité entre la virginité et le célibat. Il faut savoir, Paul VI n'était pas à ce point inconséquent pour se contredire sur une notion aussi importante pour l'Eglise. Il ne peut pas y avoir en même temps entre deux réalités "amalgame" – c'est-à-dire mélange, alliage, fusion ou au minimum union – par lequel ces deux choses n'en deviennent plus qu'une; et "dualité" qui renvoie à une séparation souvent antagonique de deux choses bien différentes.
Quitte à choisir, il y a plus amalgame que dualité dans le texte de Paul VI, même si le terme qui a une connotation péjorative de nos jours n'est pas celui qu'il faudrait utiliser ici. En lisant Paul VI, ce qui ressort est le renvoi à la figure historique du Christ né de la Vierge. Comme sa sainte mère, Jésus a vécu dans le célibat mais aussi dans l'état virginal. Cet état sert de modèle pour tous ceux qui vont continuer sa mission de prêtre médiateur, lien entre le ciel et la terre, entre Dieu le Père et l'humanité: "En pleine harmonie avec cette mission, le Christ est resté durant toute sa vie dans l’état de virginité, qui signifie son dévouement total au service de Dieu et des hommes. Ce lien profond qui, dans le Christ, unit la virginité et le sacerdoce, se reflète en ceux à qui il échoit de participer à la dignité et à la mission du Médiateur et Prêtre éternel, et cette participation sera d’autant plus parfaite que le ministre sacré sera affranchi de tout lien de la chair et du sang".
Nous retrouvons là également la notion de "lien profond" sur laquelle nous reviendrons et que le P. Pagès reprend à saint Jean-Paul II à son compte, sans mentionner que Paul VI l'avait utilisée auparavant. C'est aussi là un des reproches que l'on peut formuler contre cette fâcheuse tendance qui consiste à faire de Paul VI et de Jean XXIII des boucs émissaires et de les opposer à leurs prédécesseurs et successeurs. Le P. Pagès critique chez Paul VI l'amalgame entre les termes virginité et célibat, mais il oublie que Pie XI et Jean-Paul II en ont fait de même dans les ouvrages que le P. Pagès cite lui-même. Il a juste oublié de tout lire ou bien pire, il a sciemment omis d'en parler.
Au §30 de sa lettre encyclique Ad Catholici Sacerdotii, Pie XI, après avoir qualifié le "célibat ecclésiastique" de "loi" – ce qui en fait un opposant à la thèse du P. Pagès et non un allié – rappelle que cette loi s'appuie fortement sur l'enseignement de l'Apôtre des Gentils, saint Paul : "entendre le grand Apôtre Paul, fidèle interprète de la loi évangélique et des pensées du Christ, prêcher le prix inestimable de la virginité, spécialement dans le but d’un service de Dieu plus assidu (...) devrait pour ainsi dire nécessairement faire sentir aux prêtres de la Nouvelle Alliance l’attrait céleste de cette vertu choisie (...) et leur faire adopter spontanément cette observance, sanctionnée très tôt par une loi très grave dans toute l’Eglise latine". Si l'on fait plus confiance à Pie XI qu'à Paul VI, on comprend que les termes de "virginité" et de "célibat" sont équivalents. Ils renvoient à la "chasteté" dont le mot apparaît dans l'encyclique juste avant notre citation, ils englobent la notion de continence et tous signifient une vie pure à l'image de celle du Christ et de sa mère. Une notion en implique une autre. La pureté implique la chasteté, que ce soit la chasteté conjugale par la retenue dans les plaisirs charnels licites ou la chasteté du célibat par l'abstinence des plaisirs illicites, car être chaste c'est vivre dans la pureté. La chasteté, dont la racine du mot vient du verbe "châtier", implique la continence, ponctuelle dans le mariage, perpétuelle dans le célibat consacré ou ecclésiastique. La continence perpétuelle dès l'origine implique la virginité stricte et parfaite, la continence perpétuelle choisie en cours de route implique la virginité complète ou retrouvée selon la vie menée auparavant.
Paul VI, comme Pie XI et Jean-Paul II, utilise le terme virginité de façon générique, comme équivalent de chasteté, une chasteté poussée jusqu'à la continence perpétuelle. Le but est de vivre de la virginité du Christ. Si le prêtre est chaste depuis son enfance, c'est une grande grâce et tant mieux, cela ne peut que lui faciliter la tâche. Si c'est une vocation tardive ou si le candidat a eu une jeunesse plus mouvementée et n'est plus vierge, cela implique qu'il faut retrouver une sorte de virginité. Car le mot virginité peut se prendre en deux sens selon le dictionnaire. Soit le mot signifie "l'état d'une personne (homme ou femme) qui n'a jamais eu de relations sexuelles" soit "l'état d'une personne ayant renoncé à toutes relations sexuelles pour se consacrer à Dieu". Selon cette deuxième acception, la virginité est plus large et renvoie à la continence perpétuelle, qui est inclue de fait dans le célibat ecclésiastique. Paul VI passe du terme de virginité, à celui de célibat, de chasteté ou de continence pour évoquer la même et unique chose: le prêtre doit mener une vie affective pure qui écarte tout commerce avec les femmes. Tout lecteur catholique un tant soit peu averti comprend que le mot "célibat" associé à "ecclésiastique" implique la continence perpétuelle.
Le P. Pagès a raison de souligner que le mot célibat en soi ne suffit pas, car moult jeunes hommes préfèrent rester célibataires pour vivre plus librement des vies de patachons. Cependant, le célibat du libertinage n'a rien en commun avec le célibat d'une encyclique papale. Certes, ce qui compte dans le célibat ecclésiastique, c'est évidemment la continence, la pureté, la virginité éventuellement dans les deux sens du terme. Que l'on soit célibataire sans être vierge, mariée et vierge comme Marie, vierge et célibataire, ce que Paul VI veut dire, c'est que le Christ est l'archétype, le principe, le patron, le modèle que doit imiter le prêtre dont il est le représentant, l'instrument, le ministre. Il n'en est pas "l'incarnation" ainsi que le disait récemment M. Zemmour dans un débat concernant justement le célibat des prêtres – l'incarnation de Dieu ne s'est réalisée qu'une seule fois en Marie et la réincarnation n'est absolument pas une notion catholique –, ni même l'identification. Selon le sens traditionnel, le prêtre est l'image "eikôn" du Christ. C'est donc le Christ qui agit par ses prêtres en vertu d'un pouvoir qu'il leur donne – strictement donné aux évêques et transmis par eux aux prêtres. Lorsque l'on dit que le prêtre opère in persona Christi, cela doit s'entendre dans le sens classique du latin persona, c'est-à-dire de l'acteur qui joue un rôle. Ses ministres continuent de façon visible les actes du Maître. Il est "signe", "symbole" de la présence agissante du Christ. La grâce dispensée par le sacerdoce est donc bien sacramentelle. Le sacrement étant un signe visible réalisant véritablement ce qu'il signifie.
Pas de dualité non plus chez Jean-Paul II qui écrit juste après la citation utilisée par le P. Pagès que "le célibat du prêtre, authentiquement vécu, favorisera l'accomplissement de son ministère auprès du peuple de Dieu. En particulier, en témoignant de la valeur évangélique de la virginité, le prêtre pourra aider les époux chrétiens à vivre en plénitude le « grand sacrement » de l'amour du Christ Époux pour son Épouse l'Église et, par sa fidélité dans le célibat, il sera une inspiration pour la fidélité des époux".
Après avoir essayé de dissiper les malentendus sur le sens des mots avancés par le P. Pagès pour étayer sa thèse, portons un regard plus historique sur la question.
Le concile Vatican II comprend que la recommandation faite par saint Paul aux premiers évêques et aux premiers diacres concerne non seulement pour eux la possibilité d'être marié mais également de pouvoir user du droit in corpus des époux, puisqu'au chapitre III, 2 du décret de Presbyterorum Ordinis, les Pères conciliaires parlent bien de la continence parfaite et perpétuelle – et non du simple état du célibat – qui "n’est pas exigée par la nature du sacerdoce, comme le montrent la pratique de l’Église primitive et la tradition des Églises orientales". Le texte renvoie à la lettre de saint Paul à Timothée qui demande que "l'épiscope soit irréprochable, mari d'une seule femme, qu'il soit sobre, pondéré, courtois, hospitalier, apte à l'enseignement, ni buveur ni batailleur, mais bienveillant, ennemi des chicanes, détaché de l'argent, sachant bien gouverner sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission d'une manière parfaitement digne" et juste après il exige à peu près la même chose de la part des diacres. L'Eglise et son magistère estiment contrairement au P. Pagès, que la continence absolue n'était pas requise au début de son histoire après les ordinations pour les hommes mariés.
Si comme le pense le P. Pagès, le sacrement de l'Ordre inclut dans son essence même la continence perpétuelle, cela signifie que tout homme marié ordonné ne pourrait plus avoir de commerce charnel avec son épouse sous peine de faute grave et de destitution de son état d'ordonné, comme un prêtre menant une double vie est réduit à l'état laïc. Or, que voit-on dans les Eglises d'Orient rattachées à Rome et dans la diaconat permanent romain actuel? Les prêtres et diacres mariés ne sont pas tenus de vivre la continence parfaite, il peuvent vivre pleinement leurs droits d'époux et avoir des enfants. Si la continence perpétuelle entrait dans la nature du sacrement, une telle chose ne serait pas permise, ou bien l'Eglise serait complètement aveugle ou se contredirait de façon scandaleuse.
Une autre preuve peut se trouver entre la période apostolique et le concile Vatican II. Le fait concerne le pape saint Grégoire le Grand, souverain pontife hors de tout soupçon, qui, après avoir tenté de soumettre les sous-diacres mariés à la règle de la continence parfaite, reviendra sur sa décision et "accordera aux sous-diacres la possibilité d'avoir commerce avec leurs femmes" et "d'user de leurs droits conjugaux, mais décrétera qu'à l'avenir on ne devrait admettre à cet Ordre que des candidats résolus à garder la continence perpétuelle" (L'Ordre, Supplément à la Somme de théologie, Qu. 34, note 48 J. Lécuyer C.S.Sp). Si la continence était d'ordre essentielle, une telle palinodie n'aurait pas été possible. Car changer un élément spécificateur dans la définition d'une essence revient à détruire cette essence, comme ajouter ou soustraire un nombre à un autre nombre équivaut à changer le nombre. Or Aristote enseigne que l'essence fonctionne comme le nombre ainsi que nous l'avons déjà montré dans un précédent article, ajouter ou soustraire un élément à l'essence, a pour conséquence de modifier l'essence. La substance ne sera plus la même. Il nous paraît insensé que ce grand pape n'en ait pas eu conscience. S'il a accepté que les sous-diacres puissent à la fois remplir leurs devoirs conjugaux et liturgiques, cela ne peut que signifier que la continence parfaite ne fait pas partie de la nature du sacrement de l'Ordre, comme l'enseigne le concile Vatican II. S'il n'est pas dans la nature du sacrement, c'est qu'il est une loi ecclésiastique, une convenance, une exigence supplémentaire et ajoutée. C'est ce que dit le pape Pie XI dans son encyclique Ad Catholici Sacerdotii, qui n'en parle qu'en des termes juridiques: "Si une même loi ne lie pas dans toute sa rigueur les clercs de l’Eglise orientale", " la loi du célibat ecclésiastique", "ne fait que rendre obligatoire une certaine exigence morale", "cette observance, sanctionnée très tôt par une loi très grave dans toute l’Eglise latine", "discipline différente, légitimement admise dans l’Eglise orientale", et citant saint Épiphane parle de "l’honneur et la dignité incroyables du sacerdoce chrétien, que Nous avons déjà brièvement exposés, démontrent la convenance suprême du célibat ecclésiastique et de la loi qui l’impose aux ministres de l’autel...".
Cela n'enlève rien au fait que Pie XI souligne l’existence d'un "lien indubitable entre cette vertu et le ministère sacerdotal". Le terme de "lien" est justement un mot juridique, c'est même le mot le plus légal qui soit puisque lien vient du latin lex qui se traduit par "loi". De plus un lien relie nécessairement deux choses séparées et non deux éléments appartenant à la substance. Un accident est lié et dépend de la substance qui le porte et le rend possible, l'accident ne fait pas partie de la substance ou de l'essence. Si il y a lien, il y a deux éléments distincts qu'on relie. Ce n'est pas parce que Jean-Paul II a dit que "le célibat sacerdotal n'est pas à considérer comme une simple norme juridique ni comme une condition tout extérieure pour être admis à l'ordination. Au contraire, le célibat est une valeur profondément liée à l'Ordination", que la contenance perpétuelle fait partie de la nature du sacrement. Au contraire, la tournure montre que le célibat est une norme d'origine juridique, mais que cette origine ne suffit pas à en expliquer sa valeur. Il faut aller plus loin, il faut découvrir des raisons plus élevées, plus spirituelles, mystiques, christiques. Ce n'est pas anodin s'il utilise le verbe "lier". Si c'est lié, ce n'est pas dans sa nature.
Lorsqu'on lit l'encyclique de Pie XI et le décret signé par Paul VI, on est frappé par la ressemblance de certains passages et expressions qui montre que ce dernier s'est placé dans la continuité de son prédécesseur, chose normale pour un enseignement du Magistère dont le rôle premier est de garder intact le dépôt de la foi. Pie XI utilise le terme de "loi du célibat ecclésiastique" et le décret décrit le célibat comme une "discipline"et une "loi dans l'Eglise latine". Là où Pie XI parle de "la convenance suprême du célibat ecclésiastique et de la loi qui l’impose aux ministres de l’autel", Vatican II dit que "le célibat a de multiples convenances avec le sacerdoce". Le motif de la pureté est beaucoup plus mis en avant par Pie XI: "celui qui remplit un office qui dépasse d’une certaine manière celui de purs esprits qui se tiennent devant le Seigneur (cf.Ph3, 20), n’est-il pas juste qu’il soit obligé de vivre autant qu’il est possible comme un pur esprit ?". Mais on retrouve cette idée dans la phrase du concile évoquant la tâche du prêtre: " fiancer les chrétiens à l’époux unique comme une vierge pure à présenter au Christ".
Pie XI voit dans le célibat en plus des motifs spirituels et théologiques une raison toute pratique: "Celui qui doit être tout entier aux affaires du Seigneur (Lc2, 49 ; 1Co. 7, 32), n’est-il pas juste qu’il soit entièrement détaché des choses terrestres et que sa vie soit toujours dans les cieux (cf.Tb. 12, 15) ? Celui qui doit être sans cesse préoccupé du salut éternel des âmes et continuer vis-à-vis d’elles l’œuvre du Rédempteur, n’est-il pas juste qu’il se libère des préoccupations d’une famille propre qui absorberaient une grande partie de son activité ? ". Le concile le dit également avec ses propres mots: "En gardant la virginité ou le célibat pour le Royaume des cieux(Mt,19,12), les prêtres se consacrent au Christ d’une manière nouvelle et privilégiée, il leur est plus facile de s’attacher à lui sans que leur cœur soit partagé, ils sont plus libres pour se consacrer, en lui et par lui, au service de Dieu et des hommes, plus disponibles pour servir son Royaume et l’œuvre de la régénération surnaturelle, plus capables d’accueillir largement la paternité dans le Christ. Ils témoignent ainsi devant les hommes qu’ils veulent se consacrer sans partage à la tâche qui leur est confiée".
Pour finir, les deux textes témoignent du même souci de reconnaître la validité du sacerdoce catholique d'orient malgré sa discipline différente en matière de célibat. "Notre intention n’est pas qu’on l’interprète comme un blâme et une remontrance à l’égard de la discipline différente, légitimement admise dans l’Eglise orientale" affirme Pie XI. Le concile développe un peu plus ce point concernant la tradition des Églises orientales: "Celles-ci ont des prêtres qui choisissent, par don de la grâce, de garder le célibat – ce que font les évêques –, mais on y trouve aussi des prêtres mariés dont le mérite est très grand ; tout en recommandant le célibat ecclésiastique, ce saint Concile n’entend aucunement modifier la discipline différente qui est légitimement en vigueur dans les Églises orientales ; avec toute son affection, il exhorte les hommes mariés qui ont été ordonnés prêtres à persévérer dans leur sainte vocation et dans le don total et généreux de leur vie au troupeau qui leur est confié".
Il nous reste à creuser un peu plus la théologie du sacrement de l'Ordre pour comprendre pourquoi la continence ne fait pas partie de sa nature mais est une convenance et une loi ecclésiastique contrairement à ce que soutient le P. Pagès. Pourquoi l'Eglise a-t-elle très tôt recommandé puis imposé la continence aux évêques, aux prêtres, aux diacres et même aux sous-diacres, à une certaine époque? Parce que ces différents ordres ont une chose en commun, ils sont tous liés au sacrement de l'eucharistie. Saint Thomas appellent ces ordres les "ordres sacrés", en raison de "la matière de leur acte". Un ordre est sacré, non pas ici en raison de sa nature, mais parce que son "acte s'exerce sur une matière consacrée" (Supplément de la Somme, qu.37,3, concl.). La matière consacrée, il les appelle aussi "symbole" ou "signe sacramentel". Les "ordres sacrés empêchent de contracter mariage" dit-il dans le sed contra, car "le sacerdoce, le diaconat dont les actes ont pour objet le corps du Christ et le sang consacré, enfin le sous-diaconat, dont l'acte a pour objet les vases consacrés". Ceux qui approchent de l'autel et de ce qui touche à la consécration pour que s'opère la transsubstantiation dans le sacrement de l'eucharistie, le corps et le sang très saint du Seigneur Jésus, réellement présent dans l'hostie, doivent remplir certaines condition. La première qui est mise en avant depuis les débuts de l'Eglise, c'est la pureté. Pie XI cite saint Epiphane, Ephrem le Syrien, saint Chrysostome pour montrer que l'exigence envers la pureté des prêtres de la nouvelle alliance, doit être plus élevée que celle des prêtres de l'ancienne alliance, qui déjà faisaient abstinence pendant les sept jours que se faisait leur consécration selon la recommandation de Moïse, au nom de Dieu, à Aaron. Or les sacrifices de cette alliance, n'étaient que des sacrifices sanglants d'animaux qui n'enlevaient pas les péchés. Le sacerdoce n'était qu'une image du sacerdoce véritable à venir. Toute la loi et ses préceptes étaient cachés par un voile. Les sacrifices n'étaient pas encore des sacrements, des signes qui produisent réellement, par la vertu divine, ce qu'ils représentent. Et le plus haut des sacrements, celui vers lequel tous les autres convergent, c'est l'eucharistie. Dans ce sacrement, Dieu, qui est le seul saint, le seul parfait, la pureté absolue, est réellement et entièrement présent. Saint Thomas résume en une citation de Denys toutes celles de Pie XI: "Aux impurs point n'est permis de toucher les symboles". Saint Thomas conclut par conséquent en une formule ramassée la raison pour laquelle l'Eglise a discerné rapidement – certains disent dès le départ – la nécessité d'exiger de la part des prêtres et des diacres la continence perpétuelle: "C'est pourquoi la continence leur est imposée afin que soient purs ceux qui touchent aux choses saintes".
Voilà le cœur du problème qui nous occupe ici. Puisque la consécration eucharistique dans l'Eglise catholique se réalise normalement tous les jours, le sacerdoce requiert une pureté continue et quotidienne. La phrase de saint Thomas implique une corrélation négative qui pose une grave question: la non continence dans le mariage chrétien serait-elle une impureté? Le mariage n'est-il pas lui-aussi après tout un des sept sacrements de l'Eglise dont le but est de rendre saints les fidèles? Comment comprendre que ce qui fait partie du devoir des époux chrétiens, le devoir in corpus du don réciproque des corps qui permet la fin première du mariage, qui est d'avoir des enfants, et sans lequel il n'est pas valide, puisse être rangé parmi les choses impurs qui écarteraient un prêtre ou un diacre marié du pouvoir de la consécration. Ce paradoxe a lui seul devrait faire douter ceux qui pensent que la continence appartient par nature au sacrement de l'ordre.
Comment saint Thomas explique-t-il cela? En toute logique, puisque le mariage est un sacrement et en plus une institution naturelle voulue à l'origine par Dieu, le mariage est bon en soi par nature. Certes il a été blessé comme tout le reste par le péché originel. C'est d'ailleurs pourquoi il était nécessaire de le sanctifier en l'élevant au rang de sacrement. C'est ce qu'a fait le Christ en plusieurs endroits de l’Évangile selon les théologiens: en assistant aux noces de Cana lieu du premier miracle, en rappelant l'origine du mariage en Matthieu 19. Pour d'autres, le sacrement fut institué après la résurrection et promulgué par saint Paul dans sa lettre aux Ephésiens 5, 25-39. L'objection de la question 153, 2 (Somme Théologique, II-II) met logiquement en avant les conséquences du péché originel "il ne peut pas y avoir d'acte sexuel sans péché". Mais ceci n'est que l'objection. L'avis de saint Thomas est que si selon saint Augustin "l'enfant naît soumis au péché originel", " Il ne s'ensuit pas que cet acte soit un péché, mais que dans cet acte se trouve une peine qui dérive du premier péché". Saint Thomas est clair, l'acte conjugale des époux chrétiens "n'est un pêché ni mortel ni véniel" (I-II, qu.34,1 sol.), et ailleurs il nuance en disant que "l'acte sexuel peut être sans aucun péché, lorsqu'il a lieu avec la mesure et l'ordre requis, selon ce qui est approprié à la finalité de la génération humaine"(II-II, qu.152,3, sol.1). Comme pour tout acte, l'objet de l'acte, les circonstances et les intentions peuvent modifier sa valeur morale. En soi l'acte sexuel des époux chrétiens est sans péché. Même quand "quelqu'un s'unit à son épouse avec un désir déréglé", si ce "désordre est tel qu'il n'exclut pas la fin dernière" (le désir du plaisir charnel est intense mais il s'abstiendrait de s'unir en dehors des limites du mariage), ce péché n'est que véniel et non mortel (De Malo, chap.15, 2, rép.). Si le désir n'est pas déréglé, l'acte sexuel n'est même pas véniel. Cet acte peut être vécu par des chrétiens sans qu'aucun péché ne soit commis. La théologie de saint Jean-Paul II est allé plus loin que celle de saint Thomas. Non seulement, l'union des corps vécu dans le sacrement du mariage, dans le respect de l'autre, dans le respect et l'ouverture à la finalité de ce sacrement qui est premièrement d'avoir des enfants, dans le don total de soi d'esprit, de cœur, de volonté, n'est pas un péché, mais c'est même inversement un acte de sanctification des époux.
C'est
leur mode normal de voie de sainteté, celle
de
la chasteté vécue dans le mariage.
C'est
aussi pour Thomas d'Aquin une voie de perfection parallèle à la
perfection des
consacrés,
qui possède même "quelques-uns des éléments de l'état religieux".
Cela dit, saint Thomas montre quelques limites dues au péché originel: la convoitise et la jouissance ne sont plus soumises à la raison comme avant la chute. Elle est de plus empêchée " d'émettre un acte libre et s'élever à la considération des choses spirituelles au moment où ce plaisir est éprouvé", ce qui cependant précise l'auteur " ne signifie pas que cet acte soit contraire à la vertu"(153,2, sol. 2). Cet empêchement n'est pas un péché mais un "moindre bien" qui implique "que l'activité sexuelle fait tomber l'âme, non de la vertu, mais du " plus haut ", c'est-à-dire de la perfection de la vertu". Il y a pour saint Thomas un "état parfait de la vertu", et cet état est celui de la virginité. Il suit saint Augustin pour lequel " avec une certitude rationnelle et sur l'autorité des Écritures, nous découvrons que le mariage n'est pas un péché, mais aussi qu'il n'égale en bonté ni la continence des vierges ni même celle des veuves " (152,4).
La chasteté conjugale qui s'abstient des voluptés illicites est digne de louange, mais elle ne peut égaler la virginité qui est pour notre théologien une vertu supérieure qui elle est "l'exemption totale de la volupté charnelle", ce qui est la perfection en la matière d'abstention des voluptés.
Saint Thomas ajoute ailleurs que la perfection de la chasteté du célibat
vient de ce que l'abstinence de l'acte sexuel permet de se préoccuper
plus parfaitement des choses de Dieu puisque "la pratique de la
vie sexuelle retire l' âme de cette
parfaite intention de tendre à Dieu" (II-II, 186,4), et parce que l'expérience fréquente des délectations accroît la convoitise d'un cœur qui n'est plus alors sans partage.
Ce qui est parfait en continence et en pureté convient mieux dans les actes qui nécessitent la plus grande pureté. Les actes ordonnés à l'eucharistie doivent donc être produit par des hommes à la pureté irréprochable. Imposer la virginité, synonyme d'abstention totale des voluptés sexuelles, ou de continence perpétuelle, écarte en droit les possibilités d'impuretés. C'est le fameux principe de précaution très à la mode de nos jours. Mais cela ne signifie pas que les prêtres et les diacres seront purs de fait. Saint Thomas sait bien qu'un certains nombres de prêtres ne vivront pas dans la pureté exigée par leur sublime fonction qui les apparentent presque aux anges. Celui qui "traite sans respect ce qui est saint (...) il pèche gravement. Et sans conteste celui qui exerce un ministère sacré en état de péché mortel, l'exerce indignement. Il est évident qu'il commet un péché grave." (Supp. qu.36, concl.). On peut donc consacrer les hosties en état de péché mortel sans faire de tort aux fidèles qui reçoivent validement le corps du Christ, mais pas sans que le ministre ne se fasse du tort à lui-même. Il consacre pour sa propre condamnation.
A la question: "La sainteté de vie est-elle requise chez ceux qui doivent recevoir les ordres?" saint Thomas répond que oui "pour satisfaire au précepte" de l'ordre qui fait du prêtre un chef qui se doit de ressembler au chef suprême qui est Dieu et de rayonner de sa même pureté. Si "la sainteté de vie est requise pour satisfaire au précepte", par contre, "la validité du sacrement n'en dépend pas: si un pécheur est ordonné, il reçoit l'ordre, mais commet un nouveau péché".
Nous pouvons en conclure que le péché mortel, qui est l'impureté la plus forte qui coupe de la grâce et du royaume de Dieu, n'est pas un cas d'invalidité pour recevoir le sacrement de l'ordre. Comment admettre dans ce cas-là que la continence fait partie de son essence. Si c'était vrai, le péché grave serait une entrave à la réception valide du sacrement. "L'ordre ne consiste donc pas dans le mérite de la sainteté". Le prêtre accède à l'ordre non parce qu'il a la grâce, mais parce qu'il reçoit un sacrement de la grâce. Le sacrement de l'ordre ne donne pas au prêtre la grâce sanctifiante, mais la grâce nécessaire pour bien remplir sa charge sacerdotale. Ce qui importe est de "lui conférer des pouvoirs spirituels au service des autres" (Suppl. note 8).
Et que fait ce sacrement de la grâce pour ce qui regarde l'ordre, il donne un pouvoir. Selon le Maître des Sentences, "L'ordre est un signe par lequel l'Eglise confère un pouvoir spirituel à celui qui est ordonné". Voilà le cœur et l'essence de ce sacrement. Pour cette raison saint Thomas va écarter tout ce qui n'entre pas dans cette définition et qui de ce fait n'empêche pas sa validité: impureté du péché, la servitude, l'homicide, la naissance illégitime, certains défauts corporels. Prenons l'exemple de l'homicide, saint Thomas dit que "la loi interdit qu'un homicide soit promu aux ordres, bien que cela ne soit pas exigé par la nature du sacrement". Cette affirmation résume bien la situation: tous ces cas avancés ne relève pas de la nature du sacrement et envisagés de ce point de vue ils ne sont pas des empêchements. Cependant, pour plusieurs motifs, l'Eglise a décidé d'en faire des cas d'empêchements pour "honorer le sacrement". Cette décision a force de loi et qui reçoit le sacrement en opposition à cette loi, "reçoit le sacrement mais non son effet". Par contre, le cas de l'empêchement dû au sexe féminin est différent car lui rentre dans les conditions imposées non plus par quelque loi, mais par la nature du sacrement. Une femme ne peut ni recevoir le sacrement ni son effet. Pourquoi cela? Parce que l'Ordre par essence, et comme le signifie le mot lui-même, établit une hiérarchie de supérieurs et d'inférieurs, de pasteurs et de brebis. Or, après avoir signalé que la femme a une égale dignité que l'homme en tant que personne humaine, et que "une femme est parfois meilleure en son âme que beaucoup d'hommes", "le sexe féminin ne peut signifier quelque supériorité de rang, car la femme est en état de sujétion. Elle ne peut donc recevoir le sacrement de l'ordre". Il y aurait plusieurs autres raisons à mettre en avant pour expliquer ce choix, la première est que le Christ n'a choisi que des hommes pour cette fonction. Celle de saint Thomas peut paraître sexiste de nos jours. Elle est à comprendre dans la théologie paulinienne et l'économie générale divine qui distingue les fonctions et les vocations. La hiérarchie angélique est un autre exemple de la diversité des espèces et des fonctions voulues par Dieu pour que sa création soit belle de sa diversité et riche de ses différences.
Si la nature de l'ordre est concernée par le genre masculin et féminin, il n'en va pas de même pour la continence. Saint Thomas la traite à part des autres cas d'empêchements car elle a un en lien très fort avec le sacrement. Il y a une telle convenance entre les deux que l'on pourrait croire qu'elle est intérieure au sacrement au sens où elle en ferait partie. Or, comme nous l'avons dit, on ne relie que deux choses différentes, on établit une convenance entre deux choses distinctes, car la convenance est selon le sens du mot un "rapport de conformité entre deux ou plusieurs choses, accord d'une chose avec une autre". Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons admettre avec le P. Pagès que la continence, même en vue du Royaume, fasse partie de la nature du sacrement de l'ordre. Car si elle est en vue du royaume, elle n'est pas encore du royaume, et si les prêtres sont apparentés aux anges du Royaume, ils restent ici-bas des hommes, des animaux doués de raison. Suivons le conseil de Pascal, ne faisons pas les anges trop vite au risque de faire les bêtes et de devenir de simples animaux privés de raison.