Dans un certain milieu il est un souverain poncif qui a la vie dure : croire que la Déclaration Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse de Vatican II a créé une rupture dans la doctrine traditionnelle de l’Eglise. Plus je relis les textes concernés, plus j’ai du mal à comprendre comment des laïcs, mais pire encore des prêtres et des évêques, puissent aboutir à une telle conclusion. Il doit y avoir un malentendu. Mais où se situe-t-il ? N’est-il pas tout simplement dans le mot « liberté » qui figure dans le sous-titre de cette déclaration. Le mot semble simple de prime abord mais puisqu’il a causé de graves dissensions dans la barque de Pierre allant jusqu’à un schisme, force est de conclure qu'il ne l'est pas tant que cela. En fait, ce n’est pas seulement un mot, mais une formule qui a fait débat, formule qui se décline ensuite elle-même en plusieurs autres formules : « la liberté de conscience ». Une fois cette liberté-là posée, elle se répercute sur la liberté religieuse, la liberté de penser, la liberté de presse, la liberté politique de choisir un mode de gouvernement, de soutenir tel ou tel parti, la liberté d’enseignement, …
C’est le Pape Grégoire XVI qui a le plus marqué les esprits avec son encyclique Mirari Vos, texte écrit dans un moment historique très particulier – ce qui ne veut pas dire qu’il n’était valable qu’à ce moment-là précis, mais que le contexte historique aide à en comprendre la genèse et le sens profond –d’autant plus qu’on ne retient qu’un petit passage pourtant inséré dans un long paragraphe, qui une fois séparé de son cadre ne rend pas du tout le même son. On comprend que, lorsqu’un fidèle catholique lit sous la plume du souverain pontife, que « cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience » est « une erreur des plus contagieuses », puisse être impressionné et déstabilisé. Et puisque Grégoire XVI relie cette erreur à une autre qui s’appelle « l’indifférentisme » et selon laquelle « on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l'âme, pourvu qu'on ait des mœurs conformes à la justice et à la probité », la liberté religieuse prônée par Vatican II ne pouvait que paraître suspecte. L’opinion de l’indifférentisme revient à niveler la vérité et à dire que tout se vaut, que ce soit dans l’ordre théorique mais aussi pratique. Il naît d’une séparation des principes de la connaissance et de l’action de leur source divine. C’est un naturalisme dans lequel l’homme devient son propre critère de la vérité et du bien moral. Cela nous ramène à la conscience. Et donc, pour bien comprendre le problème il nous semble important de faire porter le poids de l’argumentation sur ce point précis.
La conscience est, non pas la faculté, mais l’acte de pouvoir juger de la moralité des actes humains. D’après saint Thomas elle « marque le rapport d'une science avec quelque chose », en d’autres termes elle est « l'application d'une certaine science ou connaissance qui est en nous, à ce que nous faisons ». (S.T. I, 79, 13). De ce fait la conscience « atteste, oblige, incite, et encore accuse, donne du remords ou qu'elle reproche ». Ce sont là des opérations, ou des actes et non une puissance de l’âme car cette dernière ne peut être mise de côté, alors que la conscience oui. Le même Docteur précise que c’est un acte de l’intelligence, et en effet, un tel acte peut ne pas être posé si la volonté le décide ainsi. Pour être plus précis c’est un acte de l’intellect dit pratique, c’est-à-dire au service de l’action et non dans l’ordre de la connaissance pure, dans le quel cas on parlerait d’intellect théorique. Malgré tout il y a bien une certaine connaissance mais une connaissance qui vise le bien à accomplir et non plus la vérité à contempler. Dès qu’un homme expérimente des biens sensibles, se forment en lui les premiers principes de l’action, principes innés en nous car issus des vérités divines et de la loi éternelle. Ces principes de l’action appliqués aux actes ponctuels et particuliers, que nous faisons, c’est ce que saint Thomas appelle la conscience. Pour qu’un acte soit moralement bon, il faut que l’objet de cet acte soit en accord avec la conscience, c’est-à-dire qu’il soit en accord avec les principes premiers de l’action – ce que saint Thomas nomme la « syndérèse », qui pour lui est un habitus spécial appelé « l'intelligence des principes » – eux-mêmes véritables préceptes de la loi de Dieu en notre âme, lumière divine innée en nous, « illumination intérieure » ou voix du Verbe intérieur chers à saint Augustin.
Or cet accord vient en l’homme de la volonté qui décide de suivre la raison. Si la volonté refuse un objet présenté comme un bien par la raison, elle sera mauvaise, même si l’objet est erroné. Par contre la volonté est bonne si elle adhère à un objet présenté comme un bien. La conscience est de ce fait l’acte intime où se réalise le salut de l’homme, le lieux des choix qui font qu’un homme est bon ou mauvais. C’est le siège de la morale. C’est le centre intime, la fine pointe de l’âme où Dieu seul et nous pouvons agir, dans lequel interviennent conjointement l’intelligence et la volonté. Autant dire que la conscience est le sommet de l’homme, l’acte par lequel il ressemble le plus à Dieu, il en est l’image la plus fidèle.
Peut-on croire une seule seconde que des papes aient pu penser que cet acte ne puisse pas être un acte libre. Si la volonté est contrainte, elle n’est pas une volonté selon le sens même du mot qui implique un acte volontaire, sans contraintes. Dieu lui-même ne nécessite pas la volonté, mais la meut selon la nature propre qu’il a établi. Personne n’a accès à la pensée intérieure, ni à la volonté. Aucun homme ne meut la conscience d’un autre homme de l’intérieure. Aucune nécessité humaine étrangère ne peut obliger la conscience à poser tel acte plutôt que tel autre. La formule « liberté de conscience » que critique Grégoire XVI n’a donc rien à voir avec la liberté dont nous parlons ici. Avant même de lire ce que dit le concile incriminé, il suffirait à ceux qui s’obstinent, de lire ne serait-ce que le contexte de la citation de Grégoire XVI, et si nécessaire les lumineux commentaires de Léon XIII, pape moins suspect de progressisme, même si de son temps il a pu paraître aux yeux de certains pour un pape plus libéral. Apparemment, avec le temps, pour les générations suivantes, les papes précédents deviennent plus conservateurs.
La question que l’on doit se poser est de quelle liberté parle Grégoire XVI ? De la liberté du libre arbitre qui fait la dignité de l’homme ? Non pas, lui pense à « cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l'Église et de l'État, va se répandant de toutes parts » et un peu plus loin il précise qu’il a en vue « cette liberté sans frein des opinions, cette licence des discours publics, cette ardeur pour les innovations ». Manifestement il ne s’agit pas de la même chose. Laissons maintenant la parole à Léon XIII dans Libertas Praestantissimum: « Une autre liberté que l'on proclame aussi bien haut est celle qu'on nomme liberté de conscience. Que si l'on entend par là que chacun peut indifféremment, à Son gré, rendre ou ne pas rendre un culte à Dieu, les arguments qui ont été donnés plus haut suffisent à le réfuter. Mais on peut l'entendre aussi en ce sens que l'homme a dans l'Etat le droit de suivre, d'après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu, et d'accomplir ses préceptes sans que rien puisse l'en empêcher. Cette liberté, la vraie liberté, la liberté digne des enfants de Dieu, qui protège si glorieusement la dignité de la personne humaine, est au-dessus de toute violence et de toute oppression, elle a toujours été l'objet des voeux de l'Eglise et de sa particulière affection ».
Que dit Vatican II de son côté ? Le mieux est de reproduire intégralement le deuxième paragraphe de la Déclaration sur la liberté religieuse :
« C'est pourquoi, tout d'abord, le Concile déclare que Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle, en le servant, les hommes peuvent obtenir le salut et parvenir à la béatitude. Cette unique vraie religion, nous croyons qu'elle subsiste dans l'Eglise catholique et apostolique à qui le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître à tous les hommes, lorsqu'il dit aux apôtres : "Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit" Mt 28,19-20. Tous les hommes, d'autre part, sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Eglise ; et, quand ils l'ont connue, de l'embrasser et de lui être fidèles ».
Où est l’indifférentisme ? Si le catholicisme confesse « l’unique vraie religion », c’est qu’on ne met pas sur le même niveau les autres religions. Je lis « la voie » au singulier qui mène au salut. Je vois une obligation de chercher la vérité. Il y a donc nécessité de précepte et de moyen pour « tous les hommes » afin d’être sauvé : découvrir que « son Eglise », la seule Eglise fondée sur Pierre, a le dépôt authentique de la foi et les moyens pléniers du salut. Une fois cette vérité découverte, tout homme est dans le devoir d’y adhérer et d’en vivre sous peine de passer à côté de son salut. La liberté religieuse de la déclaration est plutôt une revendication pour l’Eglise catholique de pouvoir exercer librement son culte dans un XXème siècle ou le communisme sévissait encore à plein régime. Ce n’est aucunement l’indifférentisme et le relativisme dont parlait Grégoire XVI et le Syllabus de Pie IX.